Marcel Prévost LE SCORPION 1887 PREMIÈRE PARTIE — Regarde donc ce curé qui déménage ! — Hé, mon petit père, faut-il te porter ta malle ? — C’est pas un curé, çà, voyons ! Il est trop jeune !… — C’est une farce de carabins… Coâ !… Coâ !… Depuis qu’il avait tourné l’angle des quais de la Seine, en venant de la gare d’Orléans, pour suivre aux clartés du gaz la montée du boulevard Saint-Michel, – vingt fois déjà des exclamations pareilles avaient salué Auradou… Lui, éga- ré, affolé comme un oiseau de nuit jeté tout d’un coup en plein jour, continuait à se frayer une route entre les bandes d’étudiants et de femmes qui descendaient le long du trot- toir, houleuses comme un flot… Rêvait-il ?… Il n’en savait rien… Autour de lui tourbillonnait une foule bizarre, – des hommes très jeunes, le masque tiraillé et vieillot, convulsé par un rire factice ; – des femmes aux mouvements d’automates, à la figure artificielle, d’un blanc de plâtre et d’un rouge sanglant… Justement, ce soir-là, le quartier était en effervescence ; dans la journée, quatre étudiants avaient été acquittés en correctionnelle, après une bataille à Bullier avec des souteneurs. On fêtait leur mise en liberté et le bou- levard latin avait sa physionomie des jours de carnaval. Derrière Auradou, qui traînait au milieu de ce tumulte sa soutane grise de la poussière du voyage et sa grande valise à forme ancienne, une bande s’était peu à peu formée – étu- diants et filles, complètement saoûls. Ils le suivaient sans qu’il s’en aperçût, alignés en monôme, hurlant une romance du quartier : – 7 – Les p’tit’s fill’s de la Villette Ne sont pas laides du tout, Laides du tout, Elles ont des chemisettes Qui ne pass’nt pas le genou… Entends-tu le coucou, Marinette, Entends-tu le coucou ?… La mélopée était étrange ; elle sautillait, aidant à la marche. D’instinct, sensible au rythme comme tous ceux de Gascogne, Jules Auradou avait réglé son pas sur la mesure de l’air, et il semblait vraiment conduire le monôme. Des gens attablés aux cafés, voyant passer cela, croyaient à une farce, la trouvaient plaisante, et riaient… Au coin du boulevard Saint-Germain, Auradou hésita un peu. Le remous de la foule encombrait les abords des tram- ways… Il n’osait passer. La bande qui le suivait eut le contre-coup de son arrêt ; il y eut des bousculades et des cris. Lui, ayant vainement cherché des yeux un gardien de la paix qui lui indiquât sa route, se décida à traverser… Les autres le suivirent avec des gambades. La chanson déroulait toujours la série de ses couplets : Elles ont des chemisettes Qui ne pass’nt pas le genou, Pas le genou ; Le tailleur qui les a faites A regardé par-dessous ! Entends-tu le coucou, Marinette, Entends-tu le coucou ?… – 8 – Mais brusquement, une bande de jeunes gens, accro- chés par le bras, se mit à dévaler des hauteurs, prenant le trottoir en travers, bousculant tout au milieu des protesta- tions et des injures. Auradou se trouva pris dans le tourbil- lon, porté un instant avec sa valise, collé contre une belle fille qui, pour rire, se serrait sur lui, en lui faisant sentir tout le moulage de son corps. Enfin, on se dégagea ; des gardiens de la paix rompirent les bandes et firent circuler les cu- rieux… Il s’était fait autour du jeune homme une sorte de vide, mais, de partout, la foule arrivait reformée… Auradou eut peur de se retrouver pris. Perdant la tête, il tourna à gauche, et enfila une des rues latérales qui s’ouvraient sur le boulevard, pleines de mystère et de nuit. Là, tout changeait subitement. Presque personne. À peine quelques lumières aux fenêtres, – aux portes entrebâil- lées où se pressaient trois ou quatre filles de brasserie, cu- rieuses de voir du côté du boulevard… Auradou s’avançait, le cœur troublé et douloureux… Une vague anxiété l’envahissait, à présent qu’il marchait dans cette ombre. Ses souvenirs de là-bas lui revenaient – ce qu’on disait de Paris au séminaire – la grande Babylone, la Sodome moderne. Derrière les façades lépreuses, son imagination devinait on ne sait quelles scènes monstrueuses – des choses comme on en voit dans les livres de confesseurs, – des crimes de Go- morrhe. Et, presque malgré lui, ses yeux plongeaient avide- ment par l’entrebâillement des portes, où il croyait aperce- voir des formes confuses, enlacées… Quelqu’un lui prit le bras dans l’ombre. Auradou tres- saillit. C’était une femme. – 9 – Toute petite, grasse, sentant la parfumerie – elle lui di- sait : — Viens-tu chez moi, mon bébé ? – J’ai un bon feu. Viens-tu… Allons, mignon, laisse-toi aimer… Elle s’interrompit, – et s’esclaffa : — Ah maman ! elle est bonne ! j’ai raccroché un curé !… Tandis quelle s’éloignait, Auradou l’entendit longtemps encore rire bruyamment de la rencontre. Lui, cette aventure vulgaire l’avait secoué jusqu’aux profondeurs de son être. Il poursuivit sa route en se frappant le cœur : — Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Je suis un misérable et un lâche… Il se signa, ayant regardé furtivement s’il était bien seul. La crainte le tenait maintenant d’avoir succombé un instant, – lorsque cette femme se pendait à lui. Alors, perdu dans le labyrinthe de ses remords et de ses désirs, il murmura le mot amer de saint Augustin : « Je demandais la chasteté – et j’avais peur de l’obtenir… » Cependant, la rue tourna presque d’équerre. La nuit se fit plus opaque. De loin, Auradou entendait encore bruire le boulevard, – poursuivi par le rythme cadencé de la chanson : Entends-tu le coucou, Marinette, Entends-tu le coucou ? – 10 – La rue sinueuse qu’il suivait s’était tout d’un coup ou- verte sur une voie plus large… Sans s’en douter, il était re- venu sur ses pas ; du trottoir qui longe le Collège de France, il revoyait maintenant la grande illumination du boulevard Saint-Michel, dont le tumulte lui parvenait. Décidément, il s’était perdu. Un polytechnicien passa, le pas rapide, la pèlerine flot- tante. Auradou le prit pour un gardien de la paix et, l’abordant timidement, lui demanda : — Monsieur, la rue des Postes, s’il vous plaît ?… Justement il était tombé sur un « postard ». Le jeune homme répondit : — La rue Lhomond, vous voulez dire ? Suivez le Collège de France ; troisième rue à droite. Vous arriverez sur une grande place où il y a un monument ; le Panthéon. Tournez- le à gauche, et allez ensuite droit devant vous, jusqu’à ce que vous trouviez une rue perpendiculaire. C’est la rue des Postes. Il salua et s’éloigna. Auradou reprit sa marche. Il hâtait le pas, à présent, pressé d’arriver. Il s’engagea dans de petites rues très étroites ; il y avait sur les portes des gens qui causaient, comme en province… L’écho du boulevard se faisait moins distinct. Seulement, en passant devant un débit, le jeune homme entendit le grin- cement d’un violon et les trépignements d’un quadrille… Tout cela lui rappelait Nicole, et les frairies du mois d’août, et les bals chez Hortense, dont le bruit venait les troubler – 11 – dans leur retraite, son frère et lui, et dérangeait les gens pieux qui priaient à vêpres… Auradou traversa la grande place, où le Panthéon dessi- nait ses contours puissants, comme une bête monstrueuse qui eût dormi là. Il se répétait les indications du polytechni- cien : — … Tourner à gauche… Puis tout droit jusqu’à une rue perpendiculaire… À la lueur d’un réverbère d’angle, il lut sur une plaque, devant lui : — Rue Lhomond. Il était arrivé. Le cœur lui battit à se sentir si près du but. Comment allait-on le recevoir dans cette grande maison de prêtres, lui, étranger à la « province, » – presque incon- nu ?… Devant lui se dressait une muraille grise, surmontée de treillages comme pour défier toute escalade ; puis venaient des bâtiments aux fenêtres closes, – pas une lumière, pas un bruit. C’était bien ainsi qu’il s’était figuré cette maison des Postes, d’après les récits du P. Jayme… Il vit une porte co- chère, enfoncée dans une arcade dont l’arc fléchissait : il chercha une sonnette ou un marteau et ne trouva rien. À la porte suivante, il vit un marteau et frappa. Le bruit éveilla des résonances lointaines, comme s’il eût traîné par- mi les espaces sonores de grandes salles inhabitées. Aura- dou attendait, à la porte, appuyé contre le battant. Mais rien ne venait ; c’était un silence mortel, plein d’épouvantements. Alors il eut peur. Peur de s’être définitivement égaré ; peur d’être le jouet d’une illusion fantastique ; – peur de rê- – 12 – ver on ne sait quel cauchemar incohérent ; – toutes les peurs confuses d’une imagination désordonnée que l’idée cons- tante de surnaturel emplissait du doute des choses exis- tantes… Ses lèvres murmurèrent avec tremblement la phrase – l’oraison jaculatoire par laquelle, d’habitude, se tra- duisaient toutes ses prières mentales : — Mon Dieu ! ayez pitié de moi : Je suis un misérable et un lâche ! Il fit un effort sur lui-même et avança encore de quelques pas. Là, la rue s’éclairait d’un bec de gaz, au-dessus d’une porte voûtée, basse et massive. Comme le jeune homme allait se décider à frapper encore une fois, la porte eut un sourd tressaillement et s’entrouvrit d’elle-même. Auradou, l’ayant poussée, se trouva dans un vestibule. Un vieux en lunettes lisait un gros livre, dans une loge vitrée. Il lui demanda, s’approchant du guichet : — C’est bien ici la rue des Postes ? Le vieux ne répondit pas. Il poursuivit sa lecture quelques instants après s’être levé, ouvrit la loge et précéda Auradou. Ils traversèrent ensemble une petite cour, puis d’immenses corridors éclairés d’espace en espace. Un reli- gieux en soutane noire passa, le pas allongé et lent, les mains pendantes sur les grains du rosaire. Jules le salua, et le religieux souleva sa barrette. Dix heures sonnaient. Devant une porte qu’éclairait une lampe d’applique, le vieux s’arrêta et dit à mi-voix ces deux mots : — Père Préfet !… Puis il frappa. – 13 – — Trez !… fit une voix à l’intérieur. C’était une chambre banale de religieux, des murs, peints en vert, quelques lithographies pieuses ; le bureau de chêne blanc, l’alcôve à rideaux jaunes. Le préfet, un petit homme gros et rond, était debout de- vant son bureau, examinant une facture. Sur le bureau, des patins américains, destinés aux élèves, s’entassaient, tirés d’un paquet éventré à terre dont la paille, les ficelles et le papier encombraient le plancher. Il n’avait jamais vu Auradou. Mais, dès qu’il l’aperçut devant lui, il lui tendit les deux mains. — C’est vous Jules ?… Fait bon voyage, n’est-ce pas ?… Plein de bonne volonté, de confiance ?… Besoin de vous peut-être bientôt, vous savez ?… Et il l’embrassa d’un double baiser de prêtre, un sur chaque joue – un simple contact qui piqua désagréablement le jeune homme-comme le frôlement d’une râpe. — Mais oui, mon père, murmura celui-ci. Bien sûr je suis tout à vous… Vous savez sans doute mon vif désir d’entrer dans la Compagnie. Il s’attendait à quelques mots de pieux encouragements, mais le préfet éclata d’un gros rire. — Ah ! fit-il : ce bel accent gascon, je le reconnais… Ce- la me rappelle Bordeaux, et le courss de l’Inteindeince, et le beau collège ogival de Tivoli… Poh !… Il eut quelques instants d’hilarité, devant le jeune homme décontenancé. Enfin il reprit son sérieux. – 14 – — Ostiarius, n’est-ce pas ? murmura-t-il. — Oui, mon Père. Depuis le 8 décembre dernier… Dans notre diocèse, à Agen, on donne séparément les petits ordres… Dans cinq ans j’aurais été prêtre… — Maintenant, mon Jules, répondit le P. préfet, vous le serez dans treize, si vous restez avec nous. Trente-trois ans !… La mort de Notre-Seigneur… Il a bien attendu jusque-là pour célébrer le saint sacrifice. Vous pouvez bien faire comme lui, pas vrai ?… Poh !… Il éclata de rire de nouveau, trouvant cette idée drôle. Il poursuivit : — Cela vaut mieux comme cela, voyez-vous. Les no- vices entrant dans la compagnie n’ayant au plus que des ordres mineurs, – voilà ses vrais fils. Les autres n’en sont que les gendres. N’est-ce pas saint Ignace qui a dit cela, frère ?… Poh !… Le Frère portier – ce vieux qui avait conduit Auradou et qui se tenait dans l’ombre, eut un sourire respectueux. — Demain, reprit le préfet, vous commencerez à travail- ler… Vous allez refaire vos élémentaires avec les saint- cyriens. Ce n’est pas la première fois, ici, qu’un minoré suit les cours des élèves. Tous nos professeurs y ont passé. Les élèves ont même donné un nom à ces condisciples en sou- tane. Ils les appellent des scorpions. Jules se taisait. Le Jésuite continua, s’adressant au frère : — Allons, montrez-lui sa chambre, à cet enfant !… Vous allez être à votre aise, allez !… Au noviciat, si vous y êtes – 15 – jamais, vous n’aurez pas des appartements comme cela pour vous tout seul… Pauvre enfant !… Et, l’attirant contre lui, il le baisa avec une tendresse sincère, toute paternelle, et lui traça ensuite, du pouce, une croix sur le front. — Conduisez-le, Frère… Vous savez, l’ancienne chambre du P. Chabrier. Jules, ému sans s’expliquer pourquoi de cet accueil, s’en alla, suivant la longue redingote du frère par les corridors pleins de pénombre… Des tableaux encadrés s’accrochaient aux murs… Les deux hommes montèrent un escalier de pierre, bien large, usé des deux côtés aux piétinements des doubles files d’élèves… Devant une lampe clignotante, qui veillait une statue de la Vierge, tous deux se signèrent. Ensuite le corridor se faisait tout noir. C’était un silence de nécropole, – un silence prodigieux… Le Frère, qui voyait clair dans cette nuit, s’arrêta, et ou- vrit une porte en disant : — Votre chambre !… Leurs yeux, habitués à l’obscurité, distinguèrent à la demi-clarté qui tombait de la fenêtre une pièce assez vaste, avec alcôve et bureau, comme celle du préfet. — Vous avez des allumettes sur votre table de nuit, dit le portier. Bonne nuit, sous la protection de la sainte Vierge et de votre ange gardien. Et il disparut. – 16 – Auradou, demeuré seul, posa sa valise à terre et, sans al- lumer de lumière, s’approcha de la fenêtre. La rue s’éclairait vaguement devant lui. Sous ses yeux s’élevait le mur austère du collège des Irlandais. Des silhouettes d’arbres nus sur- montaient sa crête, – et ces arbres et ce mur étaient tout ce qu’on voyait… Les émotions de la soirée, les fatigues du voyage se ré- solvaient maintenant pour le jeune homme en une fièvre épuisante, qu’il sentait lui jaillir des doigts en effluves élec- triques… Très vite, il se déshabilla et ouvrit le lit… Mais, avant de s’y étendre, il s’agenouilla, malgré sa fièvre, et se mit à prier. Prière très longue, qu’il recommençait cent fois, repre- nant chaque oraison où il pensait qu’une distraction l’avait saisi… Onze heures sonnaient quand il se releva ; il se glissa dans la couchette, mais pour se jeter au dehors presque aus- sitôt : c’était une mortification quotidienne que cette relevée immédiate, et la prière grelottante qui suivait, à genoux nus sur le carreau… Celle-ci finie, il baisa plusieurs fois le sol, ayant écarté la descente de lit pour trouver le froid du carre- lage, qu’il effleura de sa langue. Et, lorsqu’il fut rentré dans ses draps, ce furent encore des embrassements de scapulaire, de longues litanies de demandes spéciales : — Mon Dieu, très sainte Vierge, mon saint Patron, je vous offre cette nuit. Faites, je vous en prie, qu’il n’y ait ni pour Pierre, ni pour le père Jayme, ni pour tous ceux que nous aimons, de péché, de maladie ou de mort… Donnez- moi des affections pures et des rêves purs… Faites que je sois bientôt novice et éclairez-moi sur ma vocation… – 17 – Puis il tira le chapelet qu’il avait glissé sous son traver- sin et récita trois dizaines. Il baisait les grains avec une fer- veur extraordinaire, et, après chaque dizaine, murmurait : — Cœur de Jésus, faites qu’Elle reste chaste !… Je vous donne ma vie pour sa pureté. Enfin, la longue série de ses oraisons étant close, – il se pelotonna sous les couvertures et chercha le sommeil… Mais la fièvre le tenait toujours ; elle évoquait devant ses yeux fermés, pêle-mêle avec les derniers tableaux de Pa- ris entrevu, – les souvenirs du village natal, quitté la veille… Un grand fleuve gris, couleur d’étain, traînant son ruban entre les peupliers et les « aoubas ; » – d’étranges cavernes, creusées dans la craie d’un roc ; et, au milieu de ce paysage apparu comme à travers un brouillard d’hiver, – une forme de fillette blonde, les cheveux en tresse, une robe à petits dessins blancs sur fond violet… Tout le pays natal – le cher pays ! – se découvrait en courtes échappées, alternant avec les récentes visions du boulevard latin, de ce coin de Paris traversé tout à l’heure… Cela tourbillonnait dans son rêve en mascarade houleuse, tandis qu’au loin il croyait entendre encore le rythme sautil- lant de la chanson : Entends-tu le coucou, Marinette, Entends-tu le coucou ? – 18 – II Toute la vie d’Auradou avait tenu jusque-là dans le cadre obscur du hameau de Gascogne, où, vingt ans aupara- vant, il était venu au monde. Bien des villages de l’Agenais ressemblent à celui-là. À cheval sur la route d’Aiguillon à Tonneins, – pris entre les coteaux et le talus du chemin de fer, – Nicole se voit à peine des hauteurs, semant ses toits rouges dans le vert des arbres. Seule, l’église, avec son bas clocher, émerge au-dessus de l’amas confus des maisons… Mais, à deux pas de là, le pay- sage s’ouvre radieusement. Le Lot et la Garonne se rejoi- gnent, découpant à leur confluent, entre deux vallées admi- rables, une île étroite, toute en peupliers, – qui d’en haut semble un croissant de verdure sur fond d’argent. La maison où Jules Auradou vint au monde est la se- conde qu’on rencontre en venant de Tonneins. Depuis trois ans, elle est redevenue ce qu’elle était quand il y naquit, – l’auberge de l’endroit. Les marchands de bestiaux y descen- dent, allant et venant entre les gros bourgs voisins, les veilles et les lendemains de foire… Au milieu d’une nuée de mouches, on y sert le tourin aux tomates, – et le jambon de Tonneins, cuit dans son jus. En 58, le pays était prospère – autrement riche qu’à pré- sent. Toutes les plaies d’Égypte se sont abattues sur ce Lot- et-Garonne, et le ruinent peu à peu : le phylloxéra qui ronge les ceps, la gelée qui tue les pruniers, la grêle qui met en morceaux les pieds de tabac ; puis de temps en temps, la – 19 – Garonne, qui sort de son lit, emporte les arbres avec l’humus, et démolit les villages… Mais, au temps de la nais- sance du petit Auradou, – les terres rapportaient, les ventes marchaient ferme, les foires et les frairies étaient nom- breuses et fréquentées… Dans la salle basse de l’auberge, la mère Auradou – la Martine, comme on l’appelait, suffisait à peine avec sa petite servante Estelle, à servir le monde, et, les jours de marché, il fallait mettre des tables devant la porte, pour que chacun pût manger. La Martine, au milieu de ce tumulte, des appels sonores en patois local, du choc des verres et des bouteilles, prome- nait gaillardement sa belle carrure et sa grosse gaîté d’ancienne jolie femme, maintenant veuve et voisine du re- tour. Le village et le pays l’estimaient : on la savait bonne et très honnête, un peu trop dans les curés, par exemple, di- saient quelques-uns ; mais on l’excusait ; n’avait-elle pas un grand fils de vingt-cinq ans prêtre à Agen, professeur de ma- thématiques au petit séminaire de Saint-Caprais ! Il venait de temps en temps la voir à Nicole. Alors, la Martine débordait d’orgueil. Très fière, elle se promenait le soir sur la route, le long du village, au bras de ce grand garçon à la figure d’ascète, qu’on disait si savant et que les paysans saluaient respectueusement en l’appelant Moussu Pierre !… Or, le 2 février 1858, Pierre Auradou reçut à Agen une lettre de sa mère – une lettre écrite de cette grosse écriture incorrecte qu’il connaissait bien. Elle lui demandait de venir tout de suite à Nicole. Non pas qu’elle fût malade, au moins ! Mais elle avait quelque chose d’important à lui dire : il fallait qu’il vînt et même qu’il se hâtât… Pierre demanda un congé à ses supérieurs et partit tout anxieux. Que pouvait lui vouloir sa mère ?… C’était la pre- – 20 – mière fois qu’elle le mandait ainsi en plein milieu de l’année… L’inquiétude le mordait au cœur, tandis que le train l’emportait à travers la vallée de l’Agenais, toute dévê- tue par l’hiver. Il avait peur, malgré l’assurance que lui don- nait la lettre, de trouver la Martine au lit, malade à mourir. Vaillante comme il la savait, elle aurait été bien capable de travailler jusqu’au bout et de ne se coucher que pour tout à fait. À Port-Sainte-Marie, comme le train s’était arrêté, ron- flant devant la gare où tremblait la sonnerie d’un timbre, – il vit sur le quai des métayers de Clairac qu’il connaissait, – causant entre eux à grand renfort de gestes et de jurons… De la portière il leur dit bonjour ; les gens se retournèrent, cessèrent brusquement de se parler, l’air gêné. Un seul ré- pondit : — Eh ! adieu, moussu Pierre ! Ils s’éloignèrent vers la gare, sans plus rien dire, balan- çant gauchement leurs bras en paysans inhabiles à dissimu- ler leur embarras. Pierre n’y comprenait rien. La machine siffla et repartit ; le prêtre était tout son- geur… Avant d’atteindre la gare de Nicole, qui est assez éloignée du village, – on passe devant celui-ci, – quelques maisons fuyant le long de la route. Pierre jeta un coup d’œil anxieux à l’auberge. Il redoutait vaguement de voir devant la porte un drap noir et des cierges… Mais non. Rien n’était changé ; la petite maison fila, vision d’un instant, avec sa porte grande ouverte et ses contrevents clos, comme d’habitude. – 21 – Pierre respira plus à l’aise. Si la Martine n’était que ma- lade, on la sauverait. Il descendit en hâte de la gare, et, quelques minutes plus tard, il entrait dans la salle basse de l’auberge. Il était deux heures après midi : la pièce était vide, cela le surprit. Il appela. Ce fut Estelle qui vint. — Eh bien, petite, où est ma mère ? s’écria-t-il. Com- ment va-t-elle ?… Est-elle malade ?… — Eh, mon Dieu ! moussu Pierre, fit l’enfant, Mme Martine est là-haut, qui vous attend. Elle est au lit. — Au lit ? mais elle est malade, alors ? — Eh non, moussu Pierre… Seulement, vous compre- nez, il fallait bien qu’elle se mette au lit… Pierre, impatienté, écarta la petite, et monta dans la chambre de sa mère. Il la trouva couchée dans le grand lit à baldaquin. Sa figure, toute pâlie, avait perdu l’apparence flo- rissante des mois passés… Près d’elle, une cuvette était po- sée sur la table de nuit, pleine de vomissements. Le prêtre enlaça de ses bras la tête de sa mère, et la bai- sant passionnément : — Mère, qu’as-tu, murmura-t-il. Tu es malade ?… Elle ne répondait pas, enfonçant sa figure dans la poi- trine de son fils, comme si elle eût eu peur de quelque chose d’invisible. Seulement Pierre l’entendait sangloter à présent, – de gros sanglots qui la secouaient toute entière sous les draps. – 22 – — Tu es malade, dis, répéta le jeune homme… Pourquoi ne m’avoir pas appelé plus tôt ?… Mais parle-moi, au moins, je ne sais rien ! Il serrait contre lui cette pauvre tête défigurée par les larmes… Il aimait sa mère avec adoration, – lui, dont le cœur était à vingt ans fermé à toutes les tendresses hu- maines. Parfois, il se reprochait celle-là même, s’accusant de trop chérir une simple créature. Enfin, Martine dit : — Mon garçon, je t’en prie, ne te fâche pas trop… Si tu savais !… Ils me laissent tous, maintenant, ils me disent des horreurs… Ne te fâche pas ; reste avec moi. Le prêtre s’écarta et regarda sa mère, croyant à un accès de délire. La figure de la pauvre femme était bouleversée ; mais les yeux n’avaient pas d’égarement. Pierre, d’un coup, comprit que quelque chose de grave s’était passé dans cette maison, quelque chose de plus terrible encore que ce qu’il avait craint. Son front se plissa ; son regard reprit l’expression dure qui lui était familière. Et de sa voix blanche de prêtre, il de- manda : — Qu’est-ce que vous dites donc ?… Je ne comprends plus… si vous voulez que je serve à quelque chose ici, il faut me mettre au courant… Il avait pris, dans les dernières années, cette habitude volontaire de ne plus tutoyer sa mère, pour éviter les épan- chements trop tendres, qu’il redoutait. Seulement tout à l’heure, la voyant malade et pleurante, il avait eu un instant d’oubli. – 23 – Mais la Martine, toujours en larmes, répétait : — Pierrou, mon garçon, ne te fâche pas… Sur l’Évangile du bon Dieu, je ne sais pas comment ça s’est fait… Si tu te fâches, je n’oserai jamais te dire… Elle se tut de nouveau, se couvrant la figure. Pierre maintenant avait peur de deviner… En lui-même, il eut un instant de lutte, tenté de mettre la main sur la bouche de sa mère, d’arrêter l’aveu qui l’épouvantait… Tout d’un coup, une idée étrange lui traversa l’esprit. Il prit une chaise, d’un geste brusque, vint s’asseoir au chevet de la malade, et, sans qu’un muscle bougeât sur son masque : — Ma sœur, fit-il, je vous écoute. Confessez-vous. Un peu de sang revint aux joues de la pauvre femme. Elle aimait mieux cela, elle aussi. À un prêtre, on pouvait tout dire… Elle approcha sa bouche de l’oreille de son fils, qui avait pris sa posture habituelle de confesseur, les genoux croisés soutenant le coude droit, sa main en abat-jour sur les yeux. — Mon père, murmura-t-elle, bénissez-moi parce que j’ai beaucoup péché… Confiteor. Le prêtre répondit par une longue bénédiction latine, – récitée à demi-voix – en traînant sur les finales comme il avait coutume ; il coupa l’air d’un signe de croix, et reprit son immobilité. Alors, la mère commença… Elle hésitait, elle s’embrouillait dans des phrases, elle s’interrompait par à- coups, n’osant continuer, envahie de hontes… Elle murmu- rait des excuses. Ce jour-là, bien sûr, elle n’avait pas sa tête – 24 – à elle ; on avait fait du bruit dans l’auberge… L’homme l’avait suivie dans la grange au foin ; elle l’avait senti der- rière elle, tout subitement… Si ce n’était pas une horreur, à une femme de son âge !… La petite Estelle, encore, elle l’aurait compris… Enfin elle ne savait pas comment cela s’était fait. – c’était affreux… Et maintenant après deux mois passés, comme elle commençait à oublier, – voilà qu’elle dé- couvrait sa honte. Il n’y avait pas de doute à garder ; des vomissements l’avaient prise, – des faiblesses longtemps à l’avance, – et d’autres signes qui ne trompent point, – tout comme quand elle avait eu son premier enfant… Elle s’arrêta, épuisée. Pierre ne disait rien. Pas une émo- tion n’avait paru sur sa figure : il était vraiment prêtre à cette heure. Pourtant le coup avait été rude, et la nuit s’était abattue un instant sur sa pensée… À présent, une idée nette se fai- sait jour dans cette ombre, – non pas celle que sa mère eût devinée… Il dit, très lentement, accentuant les syllabes : — Ma sœur, vous êtes-vous déjà confessée de cela ?… — Non, murmura la Martine, prise de peur devant son fils. — Alors, vous êtes restée deux mois avec ce crime sur la conscience, sans parler à un prêtre ? — Oui… deux mois… Je n’aurais pas osé… jamais… — C’est un grand mépris de la clémence de Dieu… S’il vous eût rappelée à lui pendant ces deux mois, où serait votre âme, à présent ?… – 25 – La malade ne pleurait plus, épouvantée subitement à cette idée… Pierre l’avait toujours fait un peu trembler. Cette fois, il la terrifiait. Elle dit, la voix haletante : — Pierrou, je te jure, je n’osais pas, je n’aurais pas pu… Penses-tu, une femme de mon âge !… Mais tu vois bien que je t’ai tout dit, à toi… Tu peux me donner l’absolution, toi ; tu es prêtre… Pierrou, je t’en prie, fais cela… J’ai peur… Pierre réfléchit un moment. Puis il reprit : — Oui, – au lit d’un malade, je peux absoudre… Seule- ment, ma sœur, la confession n’a pas été complète. Il y a une chose grave que vous ne m’avez pas dite clairement. Le jour où vous avez eu ce malheur, oui ou non, avez-vous con- senti ? La pauvre femme se cacha le front dans ses mains. L’aveu qu’on lui demandait était trop affreux : La pitié du fils disparaissait sous l’âpre curiosité du confesseur. — Mon Dieu, mon Dieu, fit-elle, je ne peux pas, pour- tant… Je ne… je ne sais pas… — Souvenez-vous, ma sœur, dit encore le prêtre, que je ne puis vous absoudre que si je connais votre faute, et que la faute réside précisément dans le consentement. Martine hésita encore, baissant les yeux sous le regard fixe du jeune homme. Puis, tout d’un coup, elle prit son par- ti. — Eh bien oui, j’ai consenti, comme tu dis… Oui, j’ai eu du plaisir… Crois-tu donc qu’on puisse avoir une femme quand elle ne veut pas ?… C’est inouï, – vous qui confessez, – 26 – qu’on ne vous dise pas ces choses-là… J’ai consenti… Mais sais-tu combien d’années j’avais résisté, avant ?… C’est ter- rible, pour les femmes, l’âge que j’ai… Elles y passent toutes, je te dis, – les plus honnêtes… Je ne sais même pas le nom de l’homme… Un voyageur… Un petit brun qui est reparti le soir… — Assez ! fit sévèrement le prêtre, que cet aveu brutal écœurait… Voyons. Vous repentez-vous de la faute com- mise, et avez-vous le ferme propos de ne pas retomber ? La malade, rappelée à elle, joignit les mains, et, la voix étranglée de sanglots : — Si je me repens ! fit-elle. Ah ! peux-tu le demander… Je voudrais être morte avant, plutôt que d’avoir fait cela. — Eh bien, reprit Pierre, faites de tout votre cœur votre acte de contrition. Je vais vous absoudre… Il murmura les paroles de l’absolution. Quelques mots seulement s’entendaient à travers le bredouillement familier des syllabes latines : — … quidquid mali feceris et boni sustuleris… In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Amen. Alors épuisé à son tour, il tomba à genoux au pied du lit, le front dans ses mains. Toute sa volonté, maintenue par l’effort de son énergie, se détendait dans une crise de déchi- rement intime… Sa mère !… Sa mère déshonorée comme une fille, avec un passant. Sa mère, publiquement enceinte… La honte de cette grossesse déjà devinée sans doute : il se rappelait les métayers parlant bas devant la gare de Port- Sainte-Marie… Et sa robe de prêtre éclaboussée par cette – 27 – ordure ; lui, consacré très pur par l’onction pontificale, subir cet opprobre !… Comme le Christ au jardin des olives, il demanda pas- sionnément, dans sa prière, que l’amertume de ce calice fût éloignée de lui, – que tout cela, d’une façon quelconque, n’arrivât pas, ne fut pas vrai… Puis, comme à son Maître aussi, à force de prier, la résignation lui revint : — Non pas comme je veux, pourtant, murmura-t-il, Sei- gneur, mais comme vous voulez !… Et il se releva, une lueur au front, acceptant la honte. Son regard rencontra celui de sa mère. Il y lut tant d’humiliation et de désespoir qu’il s’émut de pitié. Il attira contre sa poitrine cette tête défigurée par l’angoisse et la baisa avidement. — Pierrou, murmura la pauvre femme, – Pierrou, mon fils, – tu ne m’as pas dit que tu me pardonnais ! Le jeune homme lui mit la main sur la bouche. — Chut ! fit-il… Je n’ai rien à vous pardonner, mère… Souvenez-vous que je ne sais rien, que vous ne m’avez rien dit. Vous êtes ma mère bien aimée… Je vous chéris, – je vous respecte, – je vous défendrai ! Il eut bientôt à la défendre. Dans le voisinage, la nouvelle de cette grossesse labo- rieuse, qui obligeait la pauvre femme à s’aliter par inter- valles, lui donnant à l’avance les affres mille fois répétées de la maternité, se répandit très vite : — Sabès pas ?… La Martino, Martino de Nicolo !… Es grosso… As bis aquet bente ?… – 28 – Et ce petit village pervers où des mères vendaient leurs filles, vers la seizième année, aux messieurs de Bordeaux et de Toulouse, en quête d’aventures, ce petit village s’ameuta contre la malheureuse, envahissant d’abord l’auberge de sa curiosité hostile, puis la laissant déserte, jetant l’injure du dehors, en mots obscènes et en dessins orduriers charbon- nés sur les murs de la maison. Pierre Auradou, en face de ce déchaînement, tint bon contre tout le monde et prêta vaillamment à sa mère l’appui de sa dignité de prêtre et de son caractère irréprochable. Cette figure pâle, ridée à vingt ans, creusée de plis doulou- reux aux yeux et au nez, avait je ne sais quoi d’inviolable et de saint qui arrêtait l’audace des plus malveillants. Il ne vou- lut pas céder devant l’iniquité de ses compatriotes et fit res- ter jusqu’au bout, dans la même maison, sa mère qui le sup- pliait de l’emmener n’importe où. Seulement, il fit fermer l’auberge et demeura là, près de la Martine épuisée et ma- lade, jusqu’au jour où celle-ci, après un long et douloureux accouchement, mit au monde un fils qui parut bien vivant et robuste, malgré les mortelles épreuves pendant lesquelles il avait été conçu et porté. On l’appela Jules, et comme sa mère restait depuis qu’il était né percluse dans son lit, subitement envahie de rhuma- tismes, on le mit en nourrice à Tonneins. Pierre, ayant réglé toutes ces choses, fit venir un méde- cin d’Aiguillon et causa longuement avec lui, après lui avoir fait soigneusement examiner sa mère. Quand le docteur re- partit, la résolution du prêtre était prise. Il se voyait inutile à Nicole ; peu à peu le calme s’était fait. La haine au village n’osait plus élever la voix près de cette maison close, où l’on devinait qu’il se mourait quelqu’un. Une religieuse, – sœur – 29 – Fabrice, – remplaça dans la maison la petite Estelle, et Pierre, l’œil sec, embrassa sa mère et repartit pour Agen, où sa place lui avait été gardée. On le vit reprendre son enseignement, comme d’habitude… À Saint-Caprais, ses confrères l’avaient en haute estime, le raillant un peu, pour la forme, l’appelant le « Janséniste » par allusion à sa morale rigoureuse et déso- lante, à sa répugnance pour la pratique trop fréquente des sacrements… Personne, heureusement, ne connaissait exac- tement le motif de l’absence qu’il venait de faire, et il évita d’en parler. Huit mois se passèrent ainsi, apportant des semaines uniformes et des jours tout pareils. Pierre allait voir l’enfant à Tonneins, le dimanche, et, en revenant, s’arrêtait à Ni- cole… Maintenant la Martine ne souffrait plus, mais la tête se prenait par moments ; elle délirait un peu… Son fils res- tait une heure auprès d’elle, et cette courte visite était con- sacrée aux exhortations, à la patience, aux préparations à l’autre vie. Un soir de septembre, Pierre Auradou, en sortant de la chapelle du collège, où il avait fait sa méditation quoti- dienne, reçut un pli télégraphique de la sœur Fabrice. Le rhumatisme avait gagné le cœur, et la Martine était morte. – 30 – III Pierre, une fois sa mère morte, resta peu de temps à Saint-Caprais. Dès que son petit frère fut retiré de nourrice, il revint à Nicole, habiter l’ancienne auberge avec l’enfant. Une seule personne étrangère vivait avec eux, la vieille Ma- ria, une fille de soixante ans, qui avait passé sa vie à servir des prêtres, et qui, les jours de procession, arborait encore fièrement le voile de tulle sur sa robe blanche de vierge. Entre ce prêtre et cette vieille, l’enfant poussa vivace comme une plante de hasard. Pourtant la lumière et l’air manquaient dans cet intérieur étrange que l’aîné assombris- sait à plaisir, poursuivi de cette idée qu’ils vivaient là, tous tant qu’ils étaient, pour expier le crime de la mère… Le petit Jules était toujours habillé de noir : c’était le deuil de sa naissance qu’il portait. Sa vie se partageait entre les lectures pieuses, les prières en commun, faites dans l’ancienne chambre de la Martine, transformée en chapelle, – et quelques promenades silencieuses en compagnie de son frère dans le merveilleux pays environnant… L’aîné avait commencé pour lui, de bonne heure, les leçons de latin et de sciences… Ce fut une véritable éducation d’enfant de lin, dont Pierre resserrait jalousement le cadre, ayant peur des germes qui pouvaient dormir au fond de cette âme d’enfant, dont il s’était juré de faire un prêtre. Il fallait que le fruit du crime rachetât le crime même… Dès le ventre de sa mère, comme Samuel, ce petit être avait été consacré. La seule distraction que l’enfant aimât, c’était le service de la messe, le matin, à l’église. Il y courait dès six heures, – 31 – hiver comme été, heureux de se sentir libre un instant de la tutelle de l’aîné. L’hiver, la route était déserte, toute durcie ; les arbres tendaient leurs bras nus par-dessus, dans l’obscurité vague- ment lumineuse des nuits froides. Pas bien loin, dans l’ombre, une petite lueur brillait, – la chandelle de l’abbé Ga- lup, dans la sacristie où il s’habillait. L’air glacé piquait l’enfant au visage ; parfois, une neige fine tombait sur sa tête rase, et bien qu’il courût, il arrivait tout blanc à l’église… L’été, c’était l’heure de l’animation des campagnes, où les travaux étaient menés vaillamment pendant les courts ins- tants de fraîcheur, où, des rivières voisines, s’évaporait len- tement une buée laiteuse, chargée des âcres parfums du rouissage. Puis, c’étaient l’entrée à la sacristie, le salut bref de la tête au curé qui attendait, la génuflexion devant le taber- nacle, les roulements de clochette, les répons latins… Elle se disait pour les murs nus et pour les bancs vides, cette messe hâtive de six heures. Les yeux de l’enfant, dans cette soli- tude, se reposaient sur le grand tableau du chœur, un martyr de saint Symphorien donné par un peintre des environs… Pendant les moments inoccupés du canon et de la commu- nion, il le contemplait longuement… Le saint, tout en blanc, comme en longue chemise, avec une tête de Christ roux, te- nait les bras étendus en arrière, semblant offrir sa poitrine aux coups… Debout, derrière lui, sa mère l’exhortait. Imagi- natif comme tous ceux de son pays, Jules se reconnaissait sous les traits du saint, et trouvait dans ceux de la mère la ressemblance de son aîné. Alors, ému devant sa personnali- té, il se mettait à prier passionnément des prières d’un mys- ticisme naïf et débordant, qui lui venaient spontanément, très différentes de celles que Pierre lui avait apprises. – 32 – L’aîné, en effet, par cela même qu’il épouvantait vague- ment l’enfant, avait été impuissant à le façonner à son image. De son austérité logique et persévérante, l’autre n’avait retenu que la forme, qu’il exagérait étrangement, ac- croissant chaque jour, par degrés insensibles, le nombre de ses pieuses pratiques. Peu à peu, cela tournait à la manie… Ce fut une conquête lente, un envahissement de sa volonté qui demanda des années, – mais qui s’accentua surtout quand l’enfant, au passage périlleux de ses neuf ans, sentit, dans sa conscience infiniment délicate, qu’il avait quelque chose à expier : des fautes commises dans sa solitude… D’où lui était venu cet enseignement mystérieux de choses perverses, qui avait tout à coup jeté sur son insouciance l’assombrissement du remords ?… Il y avait, en ce point cri- tique de sa vie, un trou noir au milieu de ses souvenirs. Mais le mal était resté et avait grandi. Pierre, admirablement ignorant de dangers que sa na- ture exceptionnelle n’avait point traversés, ne vit rien, ne comprit rien. L’enfant ne se confessait pas à lui : dès l’âge de sept ans, il l’avait mené à l’abbé Galup. Prêtre indifférent et inintelligent, celui-ci faisait à tous ces pauvres êtres malades qui venaient à lui le même sermon banal, où les mots de « sainte vertu, » de « pureté du cœur » – se brouillaient dans un galimatias insignifiant, sans action sur le cœur des petits. Entre l’insouciance de l’abbé Galup et l’aveuglement de son frère, Jules grandit dans ses misères, alliant dans une union bizarre la faiblesse de sa volonté avec l’héroïsme mys- tique des expiations. Ce qui accrut encore le déséquilibre de sa nature, ce fut qu’il était seul, absolument seul. On ne par- lait pas, dans l’ancienne auberge ; Maria était sourde de vieillesse, Pierre volontairement muet… L’enfant avait toute sa journée pour rêver… Et puis, le milieu conspirait à le per- – 33 – vertir et à l’énerver ; ce climat complice, – ces tableaux de la vie méridionale où les choses d’amour sont, en somme, le premier besoin et le grand but. Si mince que fut le village, il avait ses lèpres et ses scandales. À deux pas de l’église, une petite maison à un étage s’enfonçait en retrait sous les aca- cias : la « Maison Verte, » comme on disait. Là vivaient deux générations de femmes galantes, les Béziat, la mère, vieille sorcière décrépite de vice, et les deux filles… De temps en temps, vers les vacances, on entrevoyait une fillette blonde à la « Maison Verte. » C’était la petite Jeanne Béziat, que l’une des deux femmes avait eue, disait-on, du maire de Clairac, et qu’on élevait très correctement à Bordeaux, dans un couvent des dames de Picpus. Une fois, Jeanne avait appelé le petit Auradou, qui rô- dait toujours, hanté de curiosités malsaines, aux alentours de la Maison Verte. Elle lui avait proposé de jouer ensemble. Mais Jules, horriblement intimidé, s’était sauvé niaisement. Depuis, quand la petite était là, il passait vite devant la porte. Trois années s’écoulèrent ainsi… La première commu- nion vint, faisant une trouée de quelques semaines dans les habitudes de l’enfant. Puis sa vie recommença toute pa- reille… Il grandissait cependant, arrivé à la période ingrate, le buste court, les jambes longues… Un évènement très simple, qui devait avoir sur sa vie une influence décisive, l’arrêta sur la pente qu’il descendait : ce fut le passage à Ni- cole du P. Raymond Jayme. Raymond Jayme avait été le camarade de classe de Pierre à Saint-Caprais. Aussi ardent, aussi aventureux de na- ture que l’autre était méthodique et froid, il s’était fondé entre eux une amitié aux profondes racines, quelque chose – 34 – comme les tendresses de saint Bazile et de saint Grégoire de Nazianze… Sortis du collège, ils s’étaient perdus de vue pendant dix ans ; Raymond s’était fait jésuite, Pierre était en- tré au séminaire : deux sépulcres différents se fermaient sur eux… Mais voici que le P. Jayme, après une mission à la Martinique, revenait en France ; il avait demandé un congé de six jours, trois qu’il destinait à sa famille, – une famille de riches propriétaires du Béarn, – trois qu’il voulait consacrer à son ami… Pierre, en lisant la lettre qui lui annonçait cette nouvelle, eut une émotion comme sa vie en traversait rarement… Son petit frère, qui le regardait à ce moment, le vit rougir. Il de- manda : — Qu’est-ce que c’est, Pierre ?… Mais Pierre avait vite repris contenance. Il répondit : — Un ami qui revient. Je t’en ai parlé, je crois. Le P. Jayme. Il arriva le lendemain par un train du soir. On était à la fin de septembre. Pierre et Jules étaient allés attendre le voyageur à la petite gare. Ils revinrent avec lui à l’ombre tombante. Tout le village, des portes, les vit passer : deux soutanes et un enfant en deuil. Le jésuite avait à la main un sac de voyage dont il n’avait pas voulu qu’on le débarrassât. C’était un homme de haute taille, la face imberbe, la peau de parchemin des Basques, la tête imperceptiblement penchée à gauche. Il avait pris la main de l’enfant et parlait haut en marchant, sans souci des oreilles curieuses. Rentrés à l’ancienne auberge, tous trois s’étaient assis dans la pièce qui servait de réfectoire, autour de la table couverte d’une toile cirée. Maria avait apporté, pour rafraîchir le père, un – 35 – verre de sirop de groseilles, fait par elle-même. Et mainte- nant que celui-ci avait goûté la boisson rose qui avait l’air de confiture détrempée, ils restaient tous, y compris Maria, suspendus à ses lèvres, tandis qu’il parlait… Il racontait bien et gaîment, le jésuite, carrément planté sur sa chaise, le chapeau un peu en arrière, la soutane se creusant devant entre les jambes écartées, et laissant voir, par en bas, les grands godillots de prêtre et les bas noirs. Il parlait de la Martinique, du collège princier que les Pères ont à Saint-Pierre, – des plantations de cannes et de rocou, des mornes sauvages… Parfois, il s’interrompait, tendait les deux mains à Pierre, en s’écriant : — Mon bon Pierrou !… Laisse-moi te serrer les pattes… Depuis dix ans, sais-tu, que nous ne nous sommes vus ?… Il était dix heures, heure indue dans le petit cénacle des Auradou, quand on se décida à se coucher. Pendant la prière commune, Jules, qui la récitait, perdit le fil dès le commen- cement, poursuivi de distractions. — Secourez les pauvres, les prisonniers, les… les prison- niers… Et le P. Raymond le reprenait de sa voix chaude : — Les prisonniers, les affligés, les voyageurs, les malades, les agonisants… Convertissez les hérétiques et éclairez les infi- dèles… Au moment de se mettre au lit, Jules demanda à son aî- né, dont il partageait la chambre. — Tu as été au collège avec lui, dis, Pierre ?… – 36 – — Oui, fit Pierre… Puis il ajouta, comme se parlant à lui-même : — Il avait douze ans quand je l’ai connu. C’était un saint déjà. Jamais, j’en suis sûr, il n’a perdu l’innocence de son baptême… Cette simple phrase transperça le cœur de l’enfant comme une lame aiguë. Douze ans ! c’était son âge. Il faisait un retour sur lui-même… Combien de fois ne l’avait-il pas perdue, lui, cette blanche livrée du baptême !… Il se regarda intérieurement, et ses misères intimes lui apparurent plus nettement que jamais, comme une maladie monstrueuse qu’il se fût découverte. En même temps, la figure du P. Jayme lui revenait, figure captivante, et les gestes qu’il avait eus, et les paroles qu’il avait dites… Peu à peu il s’attendrit et pleura silencieusement. Il se jurait à lui-même, dans un élan de foi intense, qui faisait vibrer tout son être, l’abdication de ses faiblesses, la mort de sa chair, l’embrassement de la vie renoncée du religieux. Il s’endormit dans ses larmes, et, quand le lendemain il se réveilla, sa première idée fut de chercher en lui-même ce qui restait de l’enthousiasme douloureux et charmant de la veille. Il n’osa pas s’avouer que l’amer parfum s’était évapo- ré ; – que le vide et même un peu de tristesse, emplissaient maintenant son âme, nid de passage d’où s’était envolé l’oiseau blanc. Il se hâta de se lever, pour aller retrouver le père Jayme, sûr de retremper auprès de lui son enthou- siasme. Ces trois jours devaient rester dans la mémoire de l’enfant, comme trois clartés dans une nuit. Le Père l’avait vite aimé. Dans un élan, le petit lui avait avoué ses misères, et cette confidence avait mis entre eux le lien du secret… Le – 37 – jésuite avait répondu par des enlacements, des pitiés et des tendresses de mère qui touchaient aux cordes profondes de sa sensibilité cet être fragile, jusque-là sevré de telles joies… Oui, ce furent des journées bénies, qui empruntèrent de leur brièveté même, le caractère insaisissable et charmant du rêve… Après le déjeuner du matin, tous trois, le Père, Pierre et l’enfant partaient à travers la campagne avoisinante, déjà symphoniquement nuancée par l’automne. On passait le Lot en bateau, le Lot, calme comme une rivière d’huile, où les peupliers de la rive reflétaient en nettes images leur frisson- nante immobilité. Puis, on abordait dans la grande île de Saint-Sébastien, découpée en croissant, que les deux cours d’eau caressent et isolent, – fouillis de verdure si mystérieux et si seul que les premiers pas qu’on y faisait éloignaient le reste du monde comme infiniment. Tout le temps que l’étroitesse du sentier les forçait à marcher en file, ils ne par- laient pas. Des feuilles sèches, débris de la couronne des branches, craquaient discrètement sous leurs pieds… Çà et là, une chèvre noire, attachée à quelque souche d’arbre, s’effarait à leur passage, d’un bond brusque et défiant. Au bout de l’île, le paysage, comme un décor déroulé à vue, s’ouvrait dans sa largeur sur le confluent des deux ri- vières… Sous ce soleil de septembre, l’horizon s’enveloppait de mélancolie, et le vert très pâle des aubiers, la transpa- rence métallique des eaux, le bleu discret du ciel s’y fon- daient dans les teintes grises uniformes, douces extrême- ment… Au point où les flots se mêlaient, sur cette langue de terre qu’on appelle dans le pays la pointe de Rébéqué, une masse lourde de peupliers se dressait en silhouettes verti- cales, tout près de l’eau, comme l’avant-garde de ces lignes indéfinies d’arbres pareils qui couraient le long des rives, et se perdaient là-bas, là-bas – tout à fait loin, dans le gris con- fus. – 38 – Ce bout d’île était, pour les trois promeneurs, un coin cher à leurs causeries, loin des oreilles indiscrètes et des yeux malveillants. Pierre et son ami échangeaient des sou- venirs de collège : — Te rappelles-tu Garrigue ?… Et Lebéfaude… Et Dutauzin ?… Que sont-ils devenus, depuis le temps ?… Qu’étaient-ils devenus, en effet ? Pierre cherchait… No- taires, marchands de chandelles, ingénieurs… Tout cela n’intéressait pas l’enfant, qui, peu à peu, amenait la conver- sation sur le seul sujet qui le touchât : le noviciat, la vie de l’apprenti jésuite. Et volontiers, pêcheur d’âmes clairvoyant, le P. Raymond se laissait aller à conter le charme de cette existence en commun, l’incroyable et poignante douceur du renoncement, de l’abdication personnelle. — Ah ! tiens ! faisait le jésuite, s’animant peu à peu, prenant familièrement le bras de son ami. Tu ne peux pas te figurer ce que c’est les premiers jours : rien ne vous donne idée de cela au séminaire. On sort de la retraite préparatoire, où on n’a eu comme compagnon que soi-même et le novice, qui vient, quelques heures chaque jour, vous aider à méditer. On est un peu triste, naturellement. Et c’est merveille comme les autres essaient discrètement de vous empêcher de regretter… Frère, voulez-vous boire ?… Frère, prenez garde de vous faire mal, il y a une marche. Frère ! Frère !… Ce nom vous bruit aux oreilles comme une sorte de musique religieuse… Ah ! je t’assure, on a bien vite fini d’être triste… Tu es venu me voir une fois à Toulouse, rue des Fleurs, n’est-ce pas, quelques jours après ma rentrée au noviciat ?… Tu nous as vus jouer à la balle, et courir, et crier !… Quels enfants nous étions, bon Dieu ! les voisins se plaignaient… Jamais, jamais je ne ferai des parties de gant basque comme – 39 – de ce temps-là. Le Frère Chameroy surtout était étonnant. Il lançait la balle par-dessus tout le parc !… Le Père s’arrêtait, quelques instants, rêveur, le sourire aux lèvres, à repenser au coup de gant basque du Frère Chameroy. Et Jules l’interrogeait, les yeux élargis et bril- lants. — Père, dites donc, est-ce qu’on a des vacances ?… Mais le jésuite, pris dans ses souvenirs, n’entendait plus. — … Ce cher Frère Chameroy ! reprenait-il. Je me rap- pelle comme il nous fit rire, un jour, au réfectoire. Il était de Limoux, et il avait un accent incroyable. Au lieu de Saint- Loup, il lut Saint-Loupe, – comme une loupe, vous entendez. Ah ! Dieu ! avons-nous ri, ce jour-là. Il fut impossible de con- tinuer la lecture, et le maître des novices nous gronda… Et le premier jour où l’on fait la cuisine ! Où l’on épluche des carottes ! Non, de ma vie, je ne rirai comme j’ai ri rue des Fleurs. Du reste, Pierre, tu sais comme on appelle le no- vice chez nous : Ens risibile… Tu comprends, cela a deux sens… Il riait largement, à cette vieille plaisanterie qui traîne les noviciats. Pierre souriait à peine, un peu gêné par cette gaieté bruyante. Mais Jules riait aussi, heureux, débordant, conquis, s’associant à tout ce que disait le père, – infiniment surexcité. Et cela durait ainsi jusqu’à l’heure où, le soleil baissant, il fallait regagner Nicole. Ils refaisaient en sens inverse la route parcourue quelques heures auparavant, – dans le bois que la lumière rasante emplissait maintenant de lueurs rousses, alternant avec des ombres démesurées. – 40 – Le troisième jour arrivé, il fallut se quitter. La séparation fut cruelle. Les deux Auradou retombaient dans la monoto- nie de leur vie accoutumée. Ce soir-là, après avoir embarqué le Père qui filait sur Bordeaux, – quand tous deux furent ren- trés dans leur chambre, Jules, la prière faite, s’approcha de son frère et lui dit, très bas, à l’oreille : — Pierre, veux-tu ? Je me ferai jésuite !… – 41 – IV Je me ferai jésuite ! Ç’avait bien été toujours l’idée de Pierre de faire un prêtre de cet enfant. Mais, le voir jésuite, non, ce n’était pas là son vœu. Il souhaitait autre chose, n’aimant pas cet ordre. Pourquoi ? Lui-même eût été en peine de le dire. Son meilleur ami, – celui qu’il regardait comme un saint, était jé- suite. De ses frères en religion il avait bien les manières ai- sées, l’air libre, la morale indulgente unie au dogme intrai- table… Les jésuites, du reste, cela n’était pas niable, rendaient de grands services à la cause de l’Église… Mais, invinciblement, Pierre partageait, lui prêtre, cette horreur secrète que le nom de Jésuite éveille très sincère- ment dans bien des consciences ; une répugnance où il sen- tait le meilleur de lui-même se révolter contre des turpitudes vagues, quelque chose de très violent et de très confus à la fois… Et voilà que, tout d’un coup, Jules, en qui l’aîné n’avait voulu voir jusque-là qu’un enfant insoucieux, venait, conquis par l’ascendant du P. Jayme, lui dire avec décision : — Je me ferai jésuite !… – 42 – Pierre fut longtemps préoccupé après cet aveu. D’abord, il n’avait pas répondu, haussant les épaules, comptant que le temps et l’absence auraient raison de cet engouement. Il n’en fut rien. L’idée de cette vocation se rattachait, chez ce petit, à des coins trop mystérieux et trop douloureux de sa cons- cience, des coins ignorés de Pierre, mais devinés par le jé- suite. Lui, merveilleux confesseur, avait habilement avivé la plaie toujours saignante de ces remords d’enfant. Où s’en irait sa jeunesse, grand Dieu, s’il redevenait ce qu’il était avant ?… Le Christ a dit : Prenez garde que je ne me retire une fois de vous !… Cette menace, n’était-ce pas bientôt qu’elle aurait son effet, demain, tout à l’heure, s’il retom- bait ? Et l’enfant, épouvanté, accrochait ses résolutions chancelantes au souvenir du père et à l’espoir de la voca- tion… Pierre le vit avec surprise changer d’allures, devenir ar- dent et constant à la prière, et, d’insouciant qu’il le connais- sait, pris de la rêverie mélancolique de ceux que le cloître appelle vers ses profondeurs… C’était, dans cette âme de treize ans, le combat, touchant toujours, de la jeunesse re- belle contre les affres de la mort religieuse. C’était l’afflux brusque des tableaux de la vie se heurtant au ressouvenir de la décision prise. Toutes sortes de choses auxquelles l’enfant n’avait jamais pris garde le retenaient maintenant, comme des épines de haie accrochées au pan de son habit. Ce coin de pays – la sacristie – l’ermitage creusé dans le roc crayeux du Pech de Bère, le village vu tous les jours depuis la petite enfance, – comme il aimait tout cela ! La vocation religieuse l’avait mûri. Il pleura, dans sa so- litude, des larmes comme il n’en avait jamais pleuré. – 43 – Il supplia Pierre de le mettre à Bordeaux, au collège des jésuites où professait le P. Jayme. L’aîné s’y refusa absolu- ment, trouvant inutile d’accuser encore les tendances de son frère vers la compagnie. Tout ce que l’enfant obtint fut d’être envoyé au petit séminaire d’Agen, à Saint-Caprais ; il avait soif de la vie en commun, de tout ce qui, de loin, ressemblait à un noviciat. Chose étrange, il s’y trouva plus seul qu’au village. Les prêtres qu’il voyait autour de lui lui semblaient inférieurs et indifférents ; ni l’austérité de Pierre, ni l’enthousiasme du P. Jayme. Il avait essayé de se confier à son confesseur, mais celui-ci avait tout de suite voulu le détourner de son dessein, lui disant que le diocèse manquait de prêtres, et qu’il y avait plus de bien à faire en restant séculier. Alors, il écrivit au P. Jayme. Lui, si timoré, il employa des entremises d’externes pour cette correspondance qu’il voulait tenir se- crète… Et le jésuite s’empressa de suivre cette voie de rela- tions illicites, qui donnaient à leurs lettres presque le charme d’une intrigue… Insensiblement, il l’amenait à se lier… Oh ! ce n’était pas un vœu qu’il lui demandait, bien sûr ! un simple engagement devant sa conscience, pour se sentir ar- mé contre les tentations qui lui viendraient sûrement, les Noirs, comme disait le Père. Et, peu à peu, l’enfant s’était engagé. Maintenant il se sentait lié pour la vie. Sa vocation le tenait, pesant par ins- tants sur sa poitrine comme ces poids imaginaires qu’on croit sentir vous oppresser pendant le sommeil… Son aîné venait, une fois par mois, le faire sortir… Chaque fois, Jules le trouvait plus muet et plus vieilli… Maintenant que l’enfant lui avait manifesté son désir, et que ce désir persistait malgré les années, il semblait que Pierre – 44 – regardât sa tâche comme accomplie et retirât spontanément son influence. En réalité, vaguement fataliste comme il l’était, il avait intimement peur d’aller contre le vouloir divin en agissant sur la conscience de son frère… Seulement, il se refusait à le laisser entrer au noviciat avant qu’il eût vingt ans : c’était là toute l’action qu’il désirait exercer. Ils allaient ensemble, les jours de sortie, chez des curés que Pierre connaissait, dans des presbytères où l’on man- geait beaucoup, des plats nombreux et bien accommodés. Pierre, qui faisait ces visites par devoir de prêtre du diocèse, touchait à peine au repas, perdu toujours dans des médita- tions qu’il ne livrait point. Jules, lui, regardait avec une sorte de colère intérieure ces gros prêtres lippus à simarre de chanoines, bien riant et bien mangeant ; il les sentait inférieurs à lui dans la voie des enthousiasmes, et, dans le secret de son cœur, l’œil animé et le pli du dégoût aux lèvres, il s’exerçait inconsciemment à ce dédain du prêtre séculier qui est un des côtés curieux du jé- suite… Aux vacances, Jules passait deux mois à Nicole… Il dé- sirait et redoutait ces mois-là. En face du paysage natal, les tristesses du commencement le reprenaient… Il lui semblait que son cœur poussait des racines sur ce sol connu, pour le retenir et pour le garder… Alors, il fuyait dans la solitude de l’église, se roulant sur le grès des carreaux, demandant le calme et la vertu… Il parlait en lui des voix lointaines qui disaient : — Tu n’as pas fait de vœu, après tout… Tu es libre… libre… – 45 – Et, en même temps, c’était cela surtout qu’il craignait, des sensations obscures se faisaient jour, côte à côte avec le désir d’être libre… Depuis les trois journées où le P. Jayme avait cautérisé sa conscience, il n’avait plus reperdu la chas- teté si chèrement reconquise… Mais, autant celle-ci lui était, au collège, un fardeau léger, autant elle lui pesait quand l’air du village, tout chargé du parfum des sèves, l’enveloppait de nouveau… Rien de précis, du reste, dans ces rêves qui en- fumaient son cerveau, rêves étranges qui hantent, par inter- valles, la pensée de ceux dont le corps est très chaste… Il avait, à deux ou trois reprises, revu la petite de la Mai- son Verte, la fillette qui l’avait apostrophé naguère, étant gamin… Chaque fois, il la trouvait grandie, changée, plus jeune fille. Elle aussi l’avait reconnu, – car elle le regardait longuement, s’arrangeant à le rencontrer en chemin… Et Jules, se frappant le cœur, entrait à l’église, les yeux pleins de la vision de cette fille blonde, grande et un peu grasse, avec sa tresse pendante sur son corsage bleu, pailleté de blanc… Revenu au séminaire, les vacances achevées, il n’y pensait plus. Contre les grands murs austères, les rêves énervants venaient briser leur aile… Mais pourtant, de temps à autre, une inquiétude confuse le ressaisissait, lui di- sant que cette fille entrerait dans sa vie pour la troubler. Elle y entra brusquement, en effet, mais de la façon qu’il n’attendait point, non pour entraver l’accomplissement de son vœu, mais pour le hâter. Jules venait d’achever sa première année de théologie. Il avait dix-neuf ans : le passage du petit séminaire au grand s’était effectué pour lui sans secousse, prévu qu’il était de- puis bien longtemps, – et, aux premiers jours d’août com- mençant, il venait passer à Nicole, auprès de son frère, le mois de congé qu’on leur accordait. C’était, à ce moment, un – 46 – superbe type de paysan adulte. Au pays de Gascogne, les femmes sont taillées en canéphores, brunes et majes- tueuses ; les hommes, en général, sont petits et mal faits. Mais un autre sang – ce sang de hasard que son père lui avait donné – coulait dans les veines de l’ostiaire, car il n’avait de ses compatriotes que la nuance brune des che- veux et des yeux. La figure était colorée, la taille haute, les membres puissants. La physionomie, sans distinction, s’éclairait au reflet des yeux, dont les prunelles avaient le moelleux du velours… Ces vacances-là, le premier jour qu’il passa à Nicole, en revenant le soir d’une promenade qu’ils avaient faite en- semble, en lisant leur bréviaire, il rencontra toutes les habi- tantes de la Maison Verte. La vieille grand’mère pouvait avoir quatre-vingt-huit ans, hideuse à voir, la face dartreuse. Des deux filles, l’une avait actuellement renoncé aux af- faires, prise d’une horrible maladie contractée quelques an- nées auparavant. La seconde, la mère de « la petite, » était encore entretenue par un gros propriétaire des environs. Toutes deux avaient le physique du métier, la tête im- personnelle des rouleuses dont la débauche a distendu les muscles et flétri le teint. Jules les connaissait bien… Si souvent, aux jours de son enfance perverse, il les avait épiées, attiré par leur physio- nomie douteuse et l’odeur de vice qu’elles répandaient !… Mais il eut un tressaillement en revoyant la jeune fille qui accompagnait sa mère… Depuis un an, ç’avait été une éclo- sion… La tresse blonde ne pendait plus sur le dos… Jeanne se coiffait en dame, maintenant. Les seins pointaient ferme – 47 – sous le corsage. Grande et grasse, elle avait dans le regard quelque chose de candide qui séduisait et qui déroutait. À la vue des deux soutanes, la vieille et ses deux filles avaient ricané bruyamment. Jules avait baissé les yeux, tout rouge de honte. Pierre, tiré de ses songeries, s’était arrêté et avait regardé les quatre femmes avec tant de hauteur mépri- sante que, subitement, elles s’étaient tues. Quand elles furent passées, Pierre murmura : — Il n’y a pas de salut possible pour ces âmes per- verses… Près d’un siècle de scandale sur la tête de cette en- fant !… Faites-la mourir vite, mon Dieu. Jules, façonné à la morale généreuse du P. Jayme, se récria : — Elle n’est pas responsable de ce qu’ont fait ses pa- rents, je pense. Tu devrais essayer de la retirer de cette hor- rible maison, toi ou l’abbé Galup !… Mais Pierre secoua la tête. — Allons donc ! la sauver !… Raymond croirait cela possible, lui, et il essaierait… Mais ce n’est point en notre pouvoir !… Et il récita le verset de l’Écriture : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui poursuit l’iniquité jusque dans la troisième génération. » — Fasse le ciel, ajouta-t-il, que cette petite soit stérile. Ils rentrèrent chez eux, et, de tout le dîner, ne parlèrent plus, poursuivis chacun par leurs pensées. Jules se redisait la phrase de son frère aîné : – 48 – Raymond croirait cela possible, lui – et il essaierait. Pierre avait raison. Le P. Jayme eût tenté cette œuvre… Eh bien ! mais pourquoi lui, prêtre de demain, ne la tenterait- il pas ? N’était-il pas jésuite de cœur déjà, c’est-à-dire repê- cheur d’âmes, fait pour se jeter au plus fort de la mêlée hu- maine, pour y ramasser les blessés ? À cette pensée d’une conversion à faire, il se sentit dou- cement envahi d’enthousiasme. Son cœur battait puissam- ment. Il retrouvait le bien-être extatique qu’il avait eu jadis, quand il avait senti la vie religieuse l’appeler. Le lendemain, dès la première heure, il se rendit à l’église et entendit la messe. Un petit garçon la servait – sept ou huit ans au plus – tout pareil à ce que Jules avait été dix ans auparavant… Du reste, le cadre était le même, l’étroit sanctuaire s’immobilisait dans sa solitude. Auradou recon- naissait les inflexions de voix de l’abbé Galup débitant son latin d’église, sa façon d’étendre et de ramener les bras, en jetant un coup d’œil au plafond du chœur et en disant : — Dominus vobiscum ! Au mur de gauche, saint Symphorien présentait toujours sa poitrine aux coups, sous la blancheur de la longue che- mise… Rien n’avait changé : sinon que le petit servant de messe qu’avait été Auradou avait grandi, s’était fait homme, avait revêtu une robe noire et pris un titre latin, – corres- pondant à des fonctions imaginaires : ostiarius… Du fond du cœur, Jules, ému devant ses souvenirs, de- manda à Celui qui, derrière le tabernacle, cachait sa divinité dans l’Hostie, – de l’aider dans cette œuvre du rachat d’une âme qu’il allait entreprendre… Il s’humilia, il avoua son in- – 49 – dignité pour une telle mission ; il se roula dans son néant avec une jouissance intense. Puis il médita. Comment parviendrait-il à se rapprocher de la jeune fille ?… Depuis le jour lointain où elle lui avait demandé de jouer avec elle, ils ne s’étaient plus jamais parlé. Lui écrire ? Il savait bien le nom : Jeanne Béziat… Mais cela était dangereux… Les horribles femmes avec lesquelles elle vivait ouvriraient la lettre… L’aborder dans le village ? Tout le monde les verrait, et Pierre serait mécontent. Or, Jules voulait que l’aîné ne sût rien de son projet avant qu’il l’eût mené à bien. Ainsi, au début même de son œuvre, il se trouvait arrê- té… Il se remit à prier, d’une ferveur extrême, demandant un miracle, s’il le fallait… La messe, cependant, avait pris fin. Le gamin était revenu un instant éteindre les cierges de zinc, puis s’était sauvé… L’abbé Galup, ayant quitté son surplis et sa chasuble, était parti à son tour après une courte station dans le chœur… Et Jules demeurait agenouillé dans son banc, le front sur les mains, tandis que le soleil, tapant droit sur la verrière du chœur, irisait la robe blanche de saint Symphorien. Tout près de lui, un frôlement le tira de sa méditation. Il se détourna un peu et son cœur sauta. Jeanne Béziat était derrière lui, agenouillée, mains jointes. Jules remit vite sa tête dans ses mains ; toutes ses ar- tères battaient lourdement… Comment était-elle venue ?… Il ne l’avait même pas entendue entrer… Il fallait qu’elle eût – 50 – pénétré dans l’Église avant lui, à l’heure crépusculaire où rien ne se distingue… Ou bien alors ?… Pourquoi mettre en doute la bonté de Dieu ?… N’avait-il pas demandé un mi- racle ?… L’église, la sacristie étaient vides. Tout le village, à l’heure qu’il était, devait être à la moisson. Jules, très surexcité, se leva, comme pris d’une inspira- tion, et s’approchant de la jeune fille, il lui dit avec autorité : — Venez !… Un éclair passa dans les yeux de Jeanne. Elle ne parut point surprise et suivit Auradou, à travers le chœur, dans la sacristie. Elle avait sur la lèvre un petit pli triomphant que l’ostiaire ne vit pas. Jules lui montra une chaise et resta debout, appuyé au rebord de la fenêtre. Maintenant, il était convaincu que le ciel le secondait miraculeusement. L’orgueil de l’apostolat montait son excitation à un degré aigu, et il se sentait une audace à tout tenter, une de ces audaces naïves comme les timides en ont parfois. Jeanne, toute rose, le corsage ému, fixait sur lui ses beaux yeux un peu humides, dont les paupières trem- blaient… — Ma sœur, fit Jules, ayant recueilli ses idées, Notre Seigneur a dit qu’il y aurait plus de joie au ciel pour un pé- cheur qui revient à Dieu que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de se convertir… – 51 – Il s’arrêta devant le désappointement qui se peignait sur les traits de Jeanne. Celle-ci habituée aux cachotteries du couvent, lorsqu’entre amies de cœur on s’enlaçait dans les coins sombres, – regarda derrière elle… La petite sacristie était bien vide… Elle se leva, et s’approchant d’Auradou : — Nous ne sommes pas seuls ? questionna-t-elle à voix basse, en montrant la porte du fond. Jules s’était un peu écarté en la voyant venir sur lui. L’inquiétude le prit ; il s’effraya d’avoir amené là cette fille… Toute son audace de tout à l’heure s’envolait, à voir Jeanne droite devant ses yeux, le regard luisant, le sein agité, un sourire de provocation aux lèvres. — Si… si… balbutia-t-il… L’abbé est parti… Cette porte donne sur le potager. Jeanne se rapprocha encore, et sans paraître s’apercevoir du trouble où elle mettait le jeune homme : — Écoutez, dit-elle… Je sais… je suis venue exprès ce matin, avant vous, à l’église… Je me souvenais de vous… Vous rappelez-vous, quand je vous ai parlé, il y a longtemps, longtemps ?… J’ai essayé de vous causer, depuis, plusieurs fois, pendant les vacances… Pourquoi vous en alliez-vous toujours ?… Les vieilles boiseries de la sacristie eurent un craque- ment. Jeanne, avec une promptitude de chatte, reprit sa place sur sa chaise et une posture de pénitente… Jules com- prenait vaguement… Il n’eut que la force de murmurer : – 52 – — Prenez garde… Taisez-vous. Il se sentait défaillir, impuissant et inexpérimenté contre l’aventure. Il murmura l’oraison qui lui était familière : — Mon Dieu, ayez pitié de moi, je suis un misérable et un lâche… Par la porte ouverte en face de lui, il rencontra des yeux le grand tableau de saint Symphorien. Le soleil donnait en plein sur la tête du martyr, et la nimbait d’une auréole… D’un effort violent, Jules reprit possession de lui-même, et s’adressant à la jeune fille, qui ne comprenait rien à ses si- lences, croyant seulement qu’il redoutait d’être surpris : — Il faut craindre sa propre chair, fit-il, car elle est faible, et l’esprit est prompt. Restez loin de moi… Je veux vous sauver… Il faut partir de chez votre mère et vous faire religieuse… Cette fois, Jeanne commença à entrevoir la vérité… Fine et rusée comme une pensionnaire, elle eût volontiers ri de la maladresse grotesque de cet apostolat… Mais le dépit de se voir dédaigner par le jeune homme l’emporta et elle rougit beaucoup, des larmes au bord des yeux. Jules continuait, regardant saint Symphorien d’un air inspiré. — Oui, disait-il. Il faut désarmer la colère de Dieu… Faites pénitence… Il ne faut pas que vous ayez d’enfants : soyez stérile… Réfugiez-vous dans un cloître et priez Dieu qu’il ne punisse pas sur vous les crimes de votre mère… Jeanne, à ces mots, se leva exaspérée. Elle chercha quelque chose de dur à dire à ce jeune homme qui se mêlait – 53 – de lui faire de la morale et qui semblait si ridiculement igno- rant de la vie. Mais le dépit lui ôtait l’usage des mots. Elle dit seulement : — Vous êtes fou, tenez ! Laissez-moi tranquille… Et elle s’enfuit par l’église, laissant Auradou stupéfait de l’issue de sa tentative. – 54 – V Jeanne, rentrant chez elle, rouge de colère et les larmes aux yeux, rencontra sa grand’mère dans le corridor de la Maison Verte. La vieille, se mouvant difficilement, barrait le chemin. Jeanne la bouscula d’une poussée, grimpa dans sa chambre, s’enferma à clef et se jeta sur son lit, la tête dans son traver- sin. Elle sanglotait : — Sale curé, disait-elle, sale… sale curé !… Elle l’eût étranglé sur place, si elle l’eut tenu entre ses doigts qui se crispaient sur les draps… Auradou, avec son bout de sermon enfantin, avait trouvé la plaie de ce petit cœur pervers… Il avait parlé de la mère de Jeanne – de la honte qu’elle semait attachée à sa vie – ce legs de basse prostitution auquel elle ne pourrait jamais se soustraire. Comme elle avait souffert, au couvent, de cette tache originelle qui la marquait au front ! Les petites compagnes n’avaient-elles jamais su la vérité, là-bas ?… Peut-être… Bordeaux était loin – et Nicole était si inconnu !… Pourtant, elle se rappelait certains gestes, – certaine affectation des mères à écarter leurs chaises au parloir… Heureusement pour Jeanne – favorite à la fois de la Su- périeure et de l’aumônier, le Père Jagou, gros mariste san- guin d’une quarantaine d’années, – ces hautes protections l’avaient mise à l’abri des humiliations ouvertes. – 55 – De la sainte maison des Picputiennes, elle passait subi- tement, chaque vacance, à la promiscuité de la Maison Verte. Là, si petite qu’elle fût, on ne s’était jamais gêné de- vant elle. Rentrée au couvent, elle se rappelait ces souvenirs, dans sa chambrette close, le soir. Le sexe s’était éveillé très vite chez elle, – mais en lui laissant une sécheresse de cœur ab- solue. Elle avait eu, comme les autres, des intrigues avec des amies de cœur, – les baisers furtifs, l’amour appris dans les étreintes énervées des fillettes… Mais jamais elle n’était tombée dans leur sentimentalisme ridicule, qui répugnait à sa nature positive… Il y avait, au couvent, cinq ou six de ses compagnes, et des plus pieuses, qui étaient amoureuses de l’aumônier… Cette passion se traduisait par des confessions prolongées une heure durant, – par des communions à l’intention du prêtre, par de petits travaux de tapisserie – pantoufles, prie- Dieu, dessus de cheminée, dont on meublait sa chambre… Rien de plus innocent. Jeanne ne brodait pas de pantoufles, ne se confessait qu’un temps raisonnable, ne disait pas pour qui étaient ses communions, – et pourtant tout le monde sa- vait qu’elle était la préférée du P. Jagou. Il l’avait prise pour secrétaire, à cause de la jolie écriture, un peu masculine, qu’elle avait. Et c’était Jeanne qui, pendant des heures, écri- vait sous la dictée du père les sermons pour les fêtes, ou re- copiait le manuscrit de son ouvrage : Satan et la Franc- Maçonnerie, où il était démontré que les francs-maçons ac- tuels étaient tout simplement les anciens possédés de l’Écriture. Jeanne, étendue sur son lit, avait cessé de pleurer, en re- faisant ce voyage à travers ses souvenirs. Quoiqu’elle eût dé- – 56 – testé presque toutes ses compagnes, le couvent, vu dans le passé, exerçait sur elle cette attraction mystérieuse qu’il a pour toutes les filles, – parce qu’il est le vrai milieu où se dé- veloppent à l’aise les aspirations contradictoires, irraison- nées, qui sont le fond même de la nature des femmes… Le souvenir du P. Jagou plaisait à Jeanne. Cet homme, le seul qui pénétrât dans le couvent, avait été sincèrement son ami… Était-ce de l’affection qu’elle lui avait rendue ? Elle n’en savait rien. Mais elle devenait rose et plissait sa lèvre de vierge en resongeant au fameux ouvrage sur la franc- maçonnerie. Peu à peu, les larmes s’étaient séchées sur les joues de la jeune fille. Maintenant elle s’était accoudée sur son lit, à plat ventre, les yeux fixes… Rapprochée de son aventure avec Jules, le souvenir du P. Jagou lui donnait une idée, et l’idée était amusante, car Jeanne souriait. Pourquoi en au- rait-elle voulu à ce pauvre petit Auradou, qui n’avait, somme toute, que le tort d’être un imbécile ? C’était son grand diable de frère et les curés de Saint-Caprais qui lui avaient mis ces idées stupides dans la tête. Il n’avait pas l’air bien terrible, lui, ni bien sûr de lui-même. Il avait tremblé comme une fille quand elle l’avait regardé dans les yeux… et tout ce qu’il avait dit était un mélange de phrases prises dans les livres, et des mots de son frère… Oh ! ce vilain maigre d’aîné. Jeanne le haïssait… Il les méprisait si ouvertement, elles toutes, à la Maison Verte… Elle voulait se venger de lui en s’attaquant à Jules, sûre, avec son instinct de femme, de le frapper au cœur de cette façon-là. Et puis, il n’y avait pas à dire, elle avait un béguin pour le petit Auradou. Il y avait trois ans que cela durait ; très – 57 – souvent, au couvent, dans ses solitudes, elle repensait à ce joli garçon. Quand elle l’avait revu en soutane, – chose sin- gulière, – loin de s’en dégoûter, elle l’avait désiré plus fort… Il le lui fallait ; elle le prendrait plutôt de force. Sa colère de tout à l’heure se fondait à cette pensée dans une médita- tion rêveuse. Elle se releva, baigna ses yeux et ses tempes d’eau fraîche, ramena ses cheveux blonds en un chignon correct et resta quelques instants à se regarder dans la glace de sa toi- lette. Elle se trouvait jolie, faite pour être aimée ; elle s’amusait à lire dans l’image de ses yeux grisâtres une inno- cence singulière que son cœur démentait… Elle revint à sa fenêtre, poussa les lourds contrevents… C’était l’heure où le soleil commence à taper dur, l’heure mauvaise pour les pauvres gens qui travaillent à moissonner. Rien ne remuait sur la route blanchâtre et poussiéreuse qui filait à droite et à gauche devant la maison. En face, le talus du chemin de fer avec ses herbes brûlées, ses lignes de rails luisants comme des miroirs ; puis, au delà, la crête des peu- pliers de la Garonne noyée dans la confusion d’un brouillard. Tout cela était somnolent, uniforme, mort… Jeanne ta- pa du pied avec colère devant cet horizon qui reflétait l’ennui… Est-ce quelle passerait sa vie dans ce trou, réduite à la société de sa vieille sorcière de grand’mère, – de sa tante qui la jalousait, et de sa mère malade ?… Joli monde que celui qu’elle voyait à Nicole, depuis son retour de Bor- deaux… Des propriétaires des environs, idiots, grossiers, bouffis de suffisance, des petits jeunes gens de Tonneins qui venaient parader devant sa fenêtre avec cent sous dans leur poche ; et son parrain – un parrain qu’elle soupçonnait fort – 58 – d’être son père – qui fouillait dans ses armoires, quand il ve- nait, pour chercher s’il y avait des billets doux !… Non, bien sûr, elle ne consentirait pas à vivre toute sa vie dans la Maison Verte – dans ce village perdu où chacun disait des horreurs de sa famille ! Elle rêvait un autre théâtre à sa beauté ; non pas ce Bordeaux misérable, avec ses quin- conces déserts et son petit Tourny où, le soir, les femmes se morfondent à faire le guet de l’amour ; mais Paris, Paris loin- tain et miroitant, – ville des grandes noces, – où des jour- naux impriment le nom des filles à côté de celui des pré- lats… Qui donc lui donnerait, à elle, Jeanne Béziat, les moyens de se montrer à Paris ? Quelle apparence qu’un riche fêteur parisien vînt la chercher dans son village natal ?… L’avenir s’annonçait terne et monotone, sans autres ressources que la prostitution vulgaire où sa mère et sa tante avaient roulé avant elle !… Jeanne quitta la fenêtre et vint s’asseoir devant son petit bureau en bois noir – cadeau de son parrain – où des lettres et des enveloppes étaient éparses. Elle prit une feuille blanche, et resta quelques moments pensive, mordillant de ses dents de chienne le bout du manche… Écrirait-elle ?… Se donnerait-elle tant de peine pour cet imbécile de curé ?… Qu’importait, après tout, si cela l’amusait ? C’était un moyen comme un autre de passer le temps. – Elle ne voulait pas s’avouer que l’accueil du jeune homme avait accru et exas- péré son désir. Elle écrivit. Même elle recommença trois fois son billet, châtrant successivement les expressions, où perçait trop clairement – 59 – son envie de fille amoureuse. Quand elle eut fini, elle le relut avec un demi-sourire : Le billet disait : « Monsieur l’abbé, pardonnez-moi. Je suis une pauvre fille très malheureuse, je vous assure. Ma mère et ma tante veulent faire de moi une femme perdue ; je ne sais comment leur échapper. J’ai cru pouvoir m’adresser à vous, parce que vous me sembliez très bon… Pardonnez-moi d’avoir eu un moment de vivacité, quand vous m’avez parlé de ma mère… Vous ne pouvez pas m’en vouloir pour cela. À l’avenir, je se- rai plus forte… Ne refusez pas de me voir, j’ai tant de choses à vous dire !… Ce soir, à trois heures après-midi, je vous at- tendrai dans la sacristie. » Jules Auradou trouva le lendemain matin ces lignes dans son eucologe. Il avait passé une nuit troublée, presque sans sommeil, visité par l’image de cette fille blonde qui l’avait serré de si près… Au fond du cœur, il ne lui en voulait pas : en y resongeant il n’avait pas de ces idées tortueuses qui le poursuivaient d’habitude… C’était plutôt un désir con- fus et charmant qui le réchauffait doucement. La lecture du billet le combla de joie… Il avait presque pleuré le matin, en se rappelant l’échec de sa tentative et les mots durs sur lesquels elle l’avait laissé… Elle demandait à s’appuyer sur lui, à se guider de ses conseils… Il remercia Dieu du fond du cœur de lui donner cette joie dans son œuvre d’apôtre. Quelque chose d’indiscernable chantait au fond de lui-même, qui le faisait heureux et gai. Si Pierre n’eût pas été cet être immatérialisé par la méditation, radicale- ment distrait des choses extérieures, que les années en – 60 – avaient fait, il eût remarqué l’attitude rayonnante de son frère… Vers trois heures moins un quart, celui-ci le quitta et se dirigea vers l’église. L’heure était lourde et pleine de sollicitations au som- meil… Une chaleur de pays chaud endormait les bêtes et les hommes, au village comme à la campagne. Le jeune homme, en entrant dans l’église, se sentit délicieusement caressé par cette fraîcheur souterraine que l’épaisseur des murs et de la voûte y gardait toujours… Comme son cœur battait ! Il comprit, en s’approchant de la grille du sanctuaire, que les paroles manqueraient à ses lèvres s’il se trouvait brusquement en face de Jeanne. Il s’agenouilla sur le froid des dalles, ému, haletant… Quelques vitraux étaient ouverts… Par là entrait dans la nef le vague bourdonnement des midis d’été – coupé par des grincements de cris de cigales, par de brefs coups de gosier d’oiseaux. Il ne pria pas. Même il ne pensa pas, tout le temps qu’il fut là, roulé, terrassé au pied de la sainte table. Quand il se releva, il aperçut, par la porte entrouverte de la sacristie, Jeanne, debout, qui l’attendait. Ils se rejoigni- rent. Jeanne, le voyant extrêmement troublé, parla la pre- mière. Elle fut humble, naïve, pénitente. Elle dépeignit la tris- tesse de sa situation… Que pouvait-elle devenir dans sa maison, avec les exemples qu’elle avait sous les yeux ?… Son devoir n’était-il pas de rester auprès de sa mère ? Et alors quel serait l’avenir de son âme ?… Experte au patois – 61 – mystique des maisons religieuses, elle employait tous les mots de la langue des confesseurs, étonnant Auradou lui- même, qui maintenant, était bien près de la regarder comme une sainte. Il ne sut que lui répondre, égaré dans des phrases toutes faites qui meublaient ses souvenirs. Il rattacha son sermon à cette idée fixe qu’il fallait qu’elle se fit religieuse. Jésus- Christ n’avait-il pas dit : Laissez les morts ensevelir leurs morts ; – et encore : Ma mère et mes frères sont ceux-là qui cherchent le royaume de Dieu… Jeanne l’écoutait, la tête sournoisement baissée, les yeux fixés sur lui, à travers le réseau de ses cils. Elle le trou- vait insipide, abruti par les prêtres, – mais joli tout de même, avec ses yeux de velours et ses lèvres sanglantes. Il lui pre- nait des envies de planter là toute cette comédie d’hypocrisie et de lui fermer la bouche avec des baisers. Je ne sais quoi la retenait… S’il ne voulait pas ?… Cette fois, ce serait fini, elle ne l’aurait plus jamais. Il valait mieux at- tendre. Elle le laissa achever ses histoires, l’habituant seule- ment pour cette fois à la voir plus près de lui, à se laisser re- garder en face ; – en se quittant, ils allèrent ensemble s’agenouiller à l’autel. Ils murmurèrent des Ave Maria. Mais leur pensée, à tous deux, flottait loin de la prière. Elle lui avait demandé de le revoir de temps à autre, – afin de puiser un peu de force dans ses paroles… La fois d’après, ils se virent dans l’île de Saint-Sébastien. On répa- rait les fenêtres de l’église, et les maçons y étaient toute la journée, flâneurs comme tous les ouvriers du pays, s’endormant sur le travail dès que le soleil commençait à chauffer… Ils se virent dans l’île… Jules poursuivait cons- ciencieusement son œuvre d’apostolat : mais peu à peu, – 62 – malgré lui, Jeanne l’entraînait dans des causeries plus in- times, lui parlant de son passé, lui faisant raconter sa petite jeunesse, – attaquant en lui la vocation par les coins vulné- rables qu’elle avait vite devinés : l’amour du sol natal et le besoin confus d’affections… Jules, au bout de deux ou trois fois, sentit le danger et voulut revenir aux entretiens pure- ment spirituels. Mais alors Jeanne, le suivant dans cette voie, commença à le traiter en confesseur, – le mettant au courant de ses tentations et de ses troubles féminins… Jules rougissait jusqu’aux yeux, tandis que la fillette prenait plaisir à lui faire passer devant l’esprit les mystères les plus cachés, – tout ce poème d’éclosion de sa seizième année, raconté dans l’idiome hyperbolique des confessionnaux. Jules, partagé entre le désir de continuer les entrevues et le besoin de se les justifier à lui-même, chercha l’excuse de ce qu’il faisait dans l’histoire des amours hagiologiques. N’avait-il pas, au cours du passé, des prédécesseurs gran- dement saints ?… Quoi de plus délicieusement idyllique, par exemple, que les affections de saint Vincent de Paul et de sainte Chantal ?… Non, Dieu ne défendait pas l’amour de la créature, pourvu qu’il fût toujours le but suprême de cet amour… Et c’était bien le cas présent, ils s’aimaient tous deux d’une tendresse transfigurée par la foi, – une vraie ten- dresse de catacombes, qui les reportait aux délices chari- tables des premiers christianismes. Alors, grâce à ce compromis passé entre son désir et sa conscience, il se laissa aller et fut heureux. Pierre, à présent, le laissait très libre ; bien souvent, les deux frères ne se voyaient qu’aux repas : l’aîné, tout de suite après, cherchait la solitude propice à ses rêves… Jules et Jeanne eurent des rendez-vous plus fréquents, puis quotidiens… – 63 – Ce furent des jours délicieux, trop tôt écoulés. Très sin- cèrement, Auradou apportait à ces entrevues une pureté d’intentions absolue ; il se sentait même relevé à ses propres yeux, meilleur, plus avide de dévouements et de sacrifices… L’été finissait, avec des splendeurs d’une poésie captivante. Rien de pareil à ce paysage de l’île, par ces pures journées de septembre, où le soleil terrible du mois d’avant semblait s’attiédir et doucement s’apaiser. Depuis l’époque où le P. Jayme était venu à Nicole, on avait supprimé le bateau du Lot, creusé un canal, et l’on pas- sait le bras de rivière sur le pont étroit d’une écluse… Jeanne s’en venait la première, choisissant habilement les instants où la route était déserte. Elle filait avec une légèreté de chèvre à travers les sentiers de l’île, prête à se cacher au moindre bruit. Du reste, une solitude absolue régnait der- rière ce rempart de grandes verdures… La jeune fille, inattentive au merveilleux paysage, s’asseyait au bout de l’île, vers la pointe de Rébéqué, à cet endroit même où jadis Jules s’était assis à côté du P. Raymond. Lui aimait ce coin plein de souvenirs, où il lui semblait que le fantôme de l’absent assistait à leurs rendez- vous, pour les faire plus chastes et les bénir. Jules arrivait une demi-heure après, tournant bien au delà du village pour dérouter les soupçons. Il emportait avec lui son bréviaire, et tout le long du sentier de file, son susur- rement psalmodique se mêlait au bruit de traîne que le vent prolongeait dans les cimes d’arbres. — Eructavit cor meum verbum bonum : dico ego opera mea Regi. Lingua mea calamus scribens, velociter scribentis. – 64 – Parfois, arrivé près de Jeanne impatiente, il prolongeait, debout près d’elle, la lecture de son psaume, jusqu’à la fin, pour ne pas avoir à le recommencer et, ayant achevé l’Antienne, se signait et marquait la page avant de s’asseoir aux côtés de la jeune fille et de lui parler… Car cette affec- tion naturelle avait mis en lui un parfait équilibre, – dissipant à la fois pour un temps ses imaginations perverses et ses in- quiétudes mystiques… Elle, chaque jour, venait décidée à rompre l’étrange équivoque, à attaquer franchement l’ostiaire, se disant qu’après tout il n’était pas de taille à ré- sister… Pendant de longs instants il planait sur eux de ces silences qui préparent les enlacements… Puis Jeanne repar- lait la première, défiante encore de la complaisance de l’autre. Son désir s’aiguisait de ces lenteurs. L’œuvre de la conversion de Jeanne faisait cependant – au sens d’Auradou – de rapides progrès. On l’avait déjà re- marquée à la messe du dimanche, avec sa mère, qu’elle avait réussi à y entraîner. Or, depuis longtemps, les habitants de la « Maison Verte » avaient cessé toute pratique religieuse… Ce retour n’étonna pas trop les Nicolais, qui savaient que la petite avait été élevée par des bonnes sœurs. — Elle vaudra peut-être un peu plus cher que sa famille, disaient les femmes, séduites à leur tour par le regard can- dide de Jeanne. Mais Jules eut tout l’orgueil du convertisseur quand il aperçut les deux femmes aux offices. D’un coup il sauvait deux âmes. Dès lors il parla souvent à Jeanne de sa mère. Dans l’enthousiasme du succès, il eût voulu commencer tout de suite à sermonner la tante et la grand’mère. Jeanne fit un effort sur elle-même pour le suivre dans cette voie, et promit d’essayer. Elle était, maintenant, déci- – 65 – dée à tout pour conquérir l’ostiaire. Autant Jules emportait de sérénité de leurs entrevues, autant elle y puisait de troubles. Jamais sa virginité ne lui avait tant pesé. Si le jeune homme avait eu quelque perspicacité, il eût surpris ses dé- faillances subites quand par mégarde il la touchait. Le jour de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs approchait. Jules obtint de la jeune fille qu’elle communiât le matin, en même temps que lui ; – leurs intentions se confondraient. Il goûta, ce jour-là, des douceurs d’extase purement séra- phique, et s’abîma, après la communion, dans la ferveur des actions de grâce. Non, il n’était pas digne des joies dont Dieu le comblait. Il protestait de son néant – craignant l’orgueil : son corps semblait laisser libre la partie spirituelle de son être, – qui planait, elle, vers les sommets exaltés de la vision béatifique. Rentré chez lui, il reçut un billet de Jeanne. — Je vous en prie, venez dans l’île à trois heures. J’ai l’âme pleine de reconnaissance et de bonheur. Accordez-moi la joie de vous remercier. C’était la première fois que Jeanne lui faisait remettre directement un mot écrit. L’intermédiaire qu’elle avait choisi était un bonhomme du village d’assez mauvaise réputation, qu’on disait procurer des amants à la tante. Jules était dans le jardin de l’ancienne auberge, à dire son chapelet, quand le vieux lui remit cela furtivement, avec un peu de malice dans ses yeux troubles. Mais le jeune homme avait l’esprit si plein de la sanctification de Jeanne qu’il ne fit pas attention au procédé. Il se trouva, cette fois, le premier au rendez-vous. Jeanne arriva quelques instants après, les yeux animés, un – 66 – peu essoufflée, il ne put s’empêcher de lui prendre les deux mains, et elle les garda un instant dans les siennes. Ce con- tact la fit pâlir. Elle s’assit aux côtés de Jules, sur un petit talus voisin de la rivière. Contre son habitude, elle balbutiait : — Je suis heureuse, allez !… bien heureuse. Elle s’était juré, le matin, qu’elle en finirait aujourd’hui, résolue à le provoquer, s’il le fallait… Et, voilà qu’en se re- trouvant en face de lui, la violence de son désir lui vidait le cœur de sang. Jules, à la voir si troublée, la poitrine soulevée irréguliè- rement, commençait, lui aussi, à devenir vaguement inquiet. Pourtant il se mit à lui paraphraser le IXe chapitre du IVe livre de l’Imitation, le chapitre des effusions d’action de grâce. Soudain, il la vit battre l’air des bras et s’affaisser à la renverse sur le talus… Son mal d’amour la terrassait… L’ostiaire, la voyant sans connaissance, s’épouvanta. Il n’osait appeler, et, du reste, qui serait venu ? Mais il n’osait non plus toucher à ce corps inerte de fille, ouvrir le corsage, la délacer. Il se courba sur elle et la regarda de tout près. On voyait à peine, à présent, un souffle léger faire trembler sa lèvre : les paupières closes prenaient des tons plombés ; la natte, défaite, avait roulé sur l’herbe. Jules regardait cette sorte de cadavre, – penché, hési- tant… Une idée monstrueuse était soudainement venue à ce chaste, à ce purifié… On ne le voyait pas maintenant, – per- sonne, pas même elle !… Il se rappelait les crimes qu’on examine dans les livres de séminaire, – les stupres, comme – 67 – ils disent. Tout le fond déséquilibré et malsain de sa nature venait de remonter d’un coup à la surface, – et voici que ses membres tremblaient sous l’impériosité du désir. Il se pencha davantage, n’y tenant plus. Ses mains s’appuyèrent au hasard sur le corps de l’évanouie, et il roula furieusement sa tête sur la figure de Jeanne, où perlaient de froides gouttes de sueur… Mais à cet attouchement, celle-ci se redressa sur son séant, ouvrant les yeux, jetant un cri si rauque, si dénaturé, si étrange, que Jules recula épouvanté… Éperdu, pris de terreur, il résistait, cherchant à éviter le contact de l’autre. Positivement, elle lui faisait violence. — Laissez-moi ! laissez-moi ! disait Auradou, se garant des morsures de Jeanne. À la fin, Jeanne le lâcha, épuisée à manier cet être inerte, inexcitable. Toute haletante, elle le regarda. Elle le vit si ridicule, si ébouriffé, si grotesque dans sa soutane, dont les boutons d’en bas avaient sauté, faisaient voir les jambes noires, – que son désir se fondit dans un rire méprisant. Elle se dressa devant lui – et, tandis qu’il restait affalé sur le talus, réparant tant bien que mal son désordre, elle l’injuria. Tout le vieux trésor de grossièretés qui traînait dans sa mémoire, amassé pendant ses vacances d’écolière, elle le lui jeta à la figure, se moquant de ce qui lui tenait le plus au cœur, – son frère, ses prétentions de convertisseur, – sa vo- cation. Puis comme il restait toujours muet, ahuri, assis sur son talus en s’accotant des deux mains, elle chercha quelque – 68 – chose de plus odieux que tout le reste à lui dire en s’en al- lant, et, tout en reprenant le sentier de l’île, elle lui cria : — Si tu n’es pas content, dis-le à ton père. Tu sais, le marchand de bœufs qui a eu ta mère, sur les tas de foin !… Jules la regarda s’en aller, tourner le sentier, dispa- raître… Longtemps après encore, il resta à la même place, cloué par l’émotion, le saisissement et la honte. Comment toutes ces choses terribles avaient-elles pu se passer en si peu de temps ?… Cette tentation monstrueuse, cette lutte inouïe… Et puis, ces paroles ordurières sorties de la bouche candide, façonnée aux pieuses intonations !… Était-ce vrai, tout cela, était-ce arrivé ? Il se le demandait, le regard cloué à une vieille souche, à dix pas de l’endroit où il restait assis, immobile. Les derniers mots de la jeune fille lui revenaient obstinément. Il répétait : — Ma mère… Le marchand de bœufs… Les tas de foin… Et ces mots ne disaient rien à sa pensée… Jamais il n’avait entendu faire clairement allusion à sa naissance. Pierre lui avait dit que leur père était mort. Il n’avait pas cherché autre chose. Il se releva, et très lentement reprit le chemin du village. Bien sûr, il allait demander à son frère, en rentrant, ce que cela voulait dire. Mais il songea qu’il faudrait tout avouer… Jamais, jamais, il n’oserait. Et puis, il connaissait Pierre : il serait capable de faire chasser les femmes de la Maison Verte. Plusieurs fois l’aîné avait dit : — Je ne sais ce qui me tient de parler au maire pour faire partir ces créatures qui déshonorent la commune. – 69 – Et le maire l’eût fait, car il estimait Pierre et les motifs ne manquaient pas. Or, Jules, en pensant à la possibilité du départ de Jeanne, sentit un frisson lui parcourir le corps. Il s’arrêta, irrité contre lui-même. L’aimait-il donc encore, après ces minutes horribles ? Le trouble de toute sa chair ré- voltée lui répondit. Maintenant qu’elle n’était plus là – un quart d’heure après l’instant où son contact lui avait répu- gné, il la désirait éperdûment. Il s’abandonna, laissant, d’épuisement, sa pensée être indécise et flottante, renonçant à la fatigue de chercher et de vouloir. Tout doucement, il avait regagné la route, passé le village, atteint l’ancienne auberge. Il entra et monta quelques marches de l’escalier. Mais, subitement, il s’arrêta. Deux voix parlaient en haut, dans la salle à manger, – deux voix dont l’une, reconnue après dix ans, avait trans- percé le cœur de l’ostiaire. Appuyé à la rampe, les oreilles bourdonnantes, il perce- vait des mots confus. — … pour cinq jours à Nicole… Voir Jules… cher en- fant… — Oh mon Dieu ! murmura-t-il. C’est lui !… Retrouvant sa force, il monta quatre à quatre le reste de l’étage et se précipita dans la salle. — Père Raymond, s’écria-t-il, sauvez-moi ! Et il tomba dans les bras du jésuite, – oubliant que son frère était là, – fou d’émotion, sanglotant. – 70 – VI La petite gare de Nicole était déserte. Vers les sept heures du matin qu’il était, un brouillard cotonneux, pareil à des nuages blancs qui seraient tombés par terre, enveloppait le bas des arbres – le long de la voie, jusqu’à un mètre ou deux du sol. Le jour était grisâtre, comme derrière un papier huilé. Tout autour du bâtiment à toiture rouge, on devinait confusément des verdures, mouillées par la buée. La terre aussi, et l’asphalte du bout de quai, étaient humides. Dans l’unique allée, prise entre deux bandes de gazon parallèles à la voie, qui constituait tout le jardin du chef de gare – les deux Auradou et le P. Jayme marchaient de front, sans rien dire. Les trois dos noirs glissaient silencieusement côte à côte ; les trois chapeaux à corne se levaient et s’abaissaient régulièrement au rythme de la marche ; les trois soutanes crottées par en bas, frôlaient la terre hu- mide… Pierre regardait fixement le sol devant lui. Jules san- glotait sourdement, tandis que le jésuite lui tenant le coude droit dans la paume de la main gauche, comme pour le sou- tenir, le pressait un peu par intervalle, essayant de lui re- donner du courage en lui faisant sentir qu’il était là. Derrière eux, le trembleur électrique se mit à grelotter son mince carillon. Jules tressaillit et tous trois revinrent sur le quai. Jules reprit sa grosse valise carrée, qu’il avait laissée près de la voie, tandis que le P. Raymond allait regarder sur la brouette si sa propre malle était bien en place. Le train arrivait, sourdement grondant, de plus en plus distinct. Quand les deux yeux jaunes trouèrent l’écran du – 71 – brouillard, Jules se jeta dans les bras de Pierre, qui le serra sur lui. Jamais, jamais ils n’avaient comme alors senti qu’ils s’aimaient. — Mon petit… mon enfant… fit le prêtre, gardant le jeune homme contre sa poitrine. Pourquoi t’en vas-tu ? Que vas-tu devenir ?… Jules sanglotait, prêt à rester, pour un mot. Le jésuite re- joignit les deux frères, comme le train entrait en gare, les freins serrés, frottant sur les rails. Il prit Jules par le bras d’un geste autoritaire, le sépara de son aîné, et, tout en don- nant à Pierre l’accolade d’adieu. — Voyons, murmura-t-il très bas… Sois fort. Tu sais bien que c’est nécessaire… Vraiment, je ne te reconnais plus. Il ouvrit un compartiment de seconde et fit monter Jules devant lui, lui passant ensuite la valise carrée… La lampe brillait encore au plafond du wagon, derrière le hublot tout embué de vapeur. Les stores étaient baissés partout… Un monsieur, seul voyageur, roulé dans une couverture sur la banquette, s’était soulevé sur son séant et se frottait les yeux, désagréablement surpris par la vue du jour et le froid humide… Jules se pencha par le carreau ouvert de la por- tière, et serra une dernière fois la main de son aîné, tandis que le train s’ébranlait à l’appel d’un coup de cloche. Alors, le jeune homme retomba dans son coin, sanglo- tant à pleine gorge. Le P. Raymond lui prit les deux mains dans les siennes, caressant ses doigts comme fait une mère pour son petit enfant qui souffre. – D’abord il ne lui parla pas, le laissant pleurer. Jules étouffait ; tous les fils mysté- rieux qui liaient son cœur au sol natal se brisaient d’un coup, – 72 – laissant chacun une fine plaie ensanglantée. Il partait, non plus pour Agen, comme naguère, mais pour un pays incon- nu, où la Garonne ne coulait pas, où il serait sans un ami, – seul, seul, seul ! Tout ce qu’il aimait restait derrière : l’aîné, sur qui il avait concentré ce que l’âme humaine garde d’affections familiales ; – et cette autre créature dont le sou- venir le hantait toujours, – la mignonne qu’il ne reverrait plus. Même ce jésuite qui l’emmenait, qui le jetait sur le chemin de Paris, il ne l’y conduirait pas jusqu’au bout, le laissant en route, comme le père de Tobie. Le train, lancé maintenant à toute vitesse, courait vers le confluent des deux rivières. Le village passa tel qu’une évo- cation devant les vitres relevées ; puis, quelques secondes après, le rideau des verdures qui bordait la voie s’ouvrit, comme déchiré, démasquant aux yeux du jeune homme tout le cher paysage qu’il abandonnait… Ses yeux s’agrandirent pour l’embrasser une dernière fois… Le jour avait enfin cre- vé les brouillards, et, de l’épandage floconneux des buées du matin, il ne restait plus que quelques bouts flottants de bandes blanches, qui ceinturaient à mi-hauteur les peupliers de la Garonne. Un instant, le panorama entier s’encadra dans les trois vitres, le croissant de l’île, la double moire des rivières, la pointe de Rébéqué, l’horizon d’or, où le soleil montait dans une gloire. Puis, le train fuyant, des arbres masquèrent de nouveau le paysage, comme un rideau se tire, des lignes d’arbres, interminables, qui filaient, filaient précipitamment le long de la voie. Jules, saisi dans tout son être, ne pleurait plus, – des larmes suspendues aux cils. Alors, le P. Raymond, la voix basse et secrète, se mit à lui parler, gardant toujours dans les siennes ses mains qu’il pressait de temps à autre. Il l’encouragea. Il lui dit qu’il le trouvait fort, excellent, hé- – 73 – roïque. C’était bien d’avoir ainsi, du premier coup, remporté la victoire sur lui-même. Le moment douloureux était passé, maintenant ; il n’avait plus qu’à laisser faire le bon Dieu, le calme reviendrait. Dans son coin, le voyageur s’était rendormi, la tête contre les capitons violets. Le jésuite, haussant un peu la voix, continuait. — … Je ne vous en veux pas d’avoir pleuré, cher, cher et bien aimé enfant… Croyez-vous que je n’aie pas eu, moi aussi, mes noirs, quand j’ai pris la grande décision… Nous laissons toujours, derrière nous, à ce moment-là, des êtres aimés… Jules l’interrompit, appuyant sans répondre sa tête sur l’épaule du P. Raymond, et repleurant. Le jésuite murmura très bas : — Oui… je sais… je comprends. Cela vous cuit encore ; vous verrez, on en guérit. Quand saint Ignace est parti, mendiant, laissant la cape pour le scapulaire, il aimait une femme de Guipuscoa. Croyez-vous que Dieu ne lui ait pas fait la grâce d’oublier ce qu’il y avait de charnel dans cette tendresse ? Du reste, Elle est indigne de vous, de votre pen- sée, quant à présent. Si votre vocation persiste, si vous vous immolez bien généreusement, vous mériterez peut-être qu’elle revienne au bien… Quelle gloire, plus tard, de re- trouver là-haut une âme qu’on a rachetée !… Il s’arrêta… Tous deux, maintenant, tant était troublante l’idée qu’évoquaient ces derniers mots, se taisaient et rêvaient… Ils rêvaient à cet après mystérieux qui est au delà de la vie, – 74 – où les âmes s’aiment infiniment, délivrées de l’esclavage d’une chair pécheresse… La pensée que cette soif démesu- rée d’affection qui les possédait l’un et l’autre serait un jour désaltérée leur mettait une chaleur à la poitrine et leur don- nait envie de s’enlacer, l’un l’autre, dans la communion d’un baiser de martyrs, comme deux hommes de la même patrie qui vont côte à côte sur la terre d’exil… Au fait, qu’importaient ces joies mortelles, qu’importaient les tendresses fugitives de la vie, qu’importait la vie ?… Le but était plus loin que tout cela, dans la sphère des faims comblées, des rassasiements. Heureux ceux-là, que la Providence prenait par la main, et guidait vers ce but lointain, à travers les épreuves. — Je suis un de ces choisis, pensa Auradou, subitement exalté. Dieu est très bon. Et il murmura, serrant passionnément les mains du P. Jayme : — Merci ! merci !… Vous avez raison, père. Je veux être fort… Tenez, voyez, je ne pleure plus. Le train ralentissait : on entrait en gare d’Agen. La toi- ture du hall masqua le jour ; des voix criaient : — Agen ; vingt-cinq minutes d’arrêt, buffet. Les voya- geurs pour Tarbes, Périgueux, Paris, changent de voiture. Ils descendirent. Ils avaient une demi-heure devant eux. Le P. Raymond dit à Auradou : — Voulez-vous venir prendre quelque chose au buffet ? Jules accepta. Tous deux entrèrent dans la salle du res- taurant et s’assirent au coin d’une des tables. Le jésuite de- – 75 – manda à Auradou ce qu’il voulait. Mais comme celui-ci ne répondait rien, gêné par le garçon qui le regardait, il com- manda deux cafés dans des tasses. — Cela vous donnera du ressort, mon bon Jules, ajouta- t-il en serrant familièrement de la main le genou du jeune homme. Ils prirent leur café. Le P. Jayme versa même un peu de cognac dans celui d’Auradou. Quand ils se retrouvèrent sur le quai de la gare, marchant côte à côte, Jules dit : — Père Raymond ! — Quoi, cher enfant ? — Je croyais que, dans la Compagnie, on n’avait pas le droit de dépenser de l’argent sans l’autorisation des supé- rieurs. Le jésuite, d’abord, ne comprit pas. Puis quand il eut re- pensé au café, il éclata d’un rire prolongé. — Ah ! ah ! Vous ferez un fameux Père procureur, par exemple, Jules. Vous croyez donc que le vœu de pauvreté consiste chez nous à vivre comme des mendiants ? Peste, comme vous y allez… Non. L’argent que nous a coûté ce ca- fé que vous avez sur le cœur, n’était pas à moi, c’est vrai : car je n’ai rien. Mais aussi, ce n’est pas moi qui l’ai dépensé : c’est la Compagnie, à qui l’argent appartenait. Auradou songeait. Il demanda : — Est-ce vrai qu’elle est si riche, la Compagnie ? Il regardait le Père bien en face… L’autre sourit énigmatiquement. – 76 – — Qui sait ? fit-il. Et il se tut. Peu à peu une ligne de wagons s’était formée le long de la voie, devant la plaque qui portait : Ligne de Périgueux. Les employés criaient : — Les voyageurs pour la ligne de Périgueux, Limoges, Paris, en voiture ! Jules voulait monter de suite. Le jésuite, plus rompu aux voyages, le retint, et ils se promenèrent le long du quai. La locomotive arrivait, machine arrière, prête à accrocher la longue file de voitures. Le P. Jayme la montra en souriant à Auradou : — Voilà celle qui va vous conduire à Paris, fit-il. Jules la regarda. Elle lui parut énorme, monstrueuse, et avec cela taillée pour la course, ses deux hautes roues d’arrière la montant sur jambes comme un cheval de race… Les cuivres de la boîte à fumée et du dôme de vapeur lui- saient au soleil, comme des yeux. Maintenant qu’elle avait rejoint le train, elle lançait la vapeur à coups pressés, pareille à une bête impatiente qui jette son haleine à pleins naseaux. On fermait les compartiments. – Les deux ensoutanés montèrent dans celui qui leur parut le moins rempli de monde, et le train s’ébranla. Le P. Jayme avait ouvert son bréviaire, et marmottait des psaumes, emplissant le wagon de petits sifflements discrets. Jules, appuyant son front contre la vitre, regardait fuir les paysages, les derniers du sol natal qu’il ne reverrait de longtemps. C’étaient de petits coteaux bien cultivés, les rectangles de terre rougeâtre descendant le versant des ondulations – 77 – côte à côte avec les champs de tabacs, plantés en quin- conces ; de temps à autre, un mince ruisseau, encaissé sous les saules ; un village indistinct dans les verdures ; des toits de la même couleur que la terre, des murs gris. Tout cela n’était rien ; tout cela était banal et commun ; et cependant, tout cela dégageait une séduction mystérieuse qui disait : « Reste ! » au rapide passant. Peu à peu, le décor changea. Les vallons se ravinaient, les coteaux accentuaient leurs ressauts. C’était la Dor- dogne… Jules comprit que c’était fini de son pays. Il se ren- fonça dans son coin, indifférent à ces sites pittoresques qui n’étaient plus le Lot-et-Garonne… Le train, lancé à toute vi- tesse, le secouait douloureusement. Renversé sur le dossier, Jules ne voyait plus que les lignes de fils télégraphiques qui montaient et descendaient derrière la vitre. Une irritation muette commençait à l’envahir, rempla- çant les poignantes émotions du départ. Il se trouvait mal à l’aise, gêné par les trépidations du wagon, le soleil et la poussière. Il eût voulu maintenant descendre, s’asseoir au bord de la voie, et regarder filer et disparaître le train, dans une immobilité de fakir… Hélas ! le train l’emportait ! Contre sa vitesse brutale, les désirs, les retours étaient impuis- sants… Jules, subitement, rapprocha cette force fatale de celle qui l’avait enserré et conduit depuis sa jeunesse… Le train des choses religieuses l’entraînait de même à travers la vie, avec le même grondement d’orage, les mêmes cahote- ments douloureux… Il l’avait pris dès le ventre de sa mère, – tout petit, petit enfant ; maintenant, c’était fini, il n’y avait plus moyen de redescendre sans se briser les os. Il serait chaste, il serait moine, il serait proscrit ! – 78 – Jamais, jamais la fatalité de sa vocation ne lui était ap- parue avec cette netteté… Son cœur se révolta soudaine- ment. Il enveloppa de la même malédiction indignée son frère, – qui ne l’avait pas laissé être un enfant pareil aux autres ; et le jésuite qui l’avait embauché d’abord, et qui ve- nait, médecin radical, de l’arracher au cher pays où il n’eut tenu qu’à lui d’être aimé et heureux… Comme c’était cruel, en somme, tout cela ; comme c’était inutile et faux ! Telle qu’une apparition, la vie naturelle qu’il avait volontairement laissée, se révéla à lui. Où avait-il été chercher des tristesses et des contraintes, grand Dieu, quand il était si simple de vivre ? Ses yeux, qu’il avait jusque-là levés, accrochant son re- gard aux lignes mouvantes des fils, trouvèrent, en s’abaissant, les yeux du P. Raymond fixés sur eux. Auradou rougit sous la pénétration de son regard. Il se sentit deviné, percé à jour par ce regard-là. Le jésuite se pencha vers lui et dit simplement, à voix basse : — Ne soyez pas lâche ! L’insulte porta. Auradou baissa la tête et se mit à pleu- rer… Pourquoi résister à sa destinée ? N’aimait-il pas, au fond, cette main tyrannique de religieux qui broyait son cœur entre ses doigts ?… Il pleura. Le Père vint s’asseoir à côté de lui, et, comme s’il ne voyait pas ses larmes, se mit à lui parler très naturel- lement de la vie qui l’attendait là où il allait… La rue des Postes !… Il verrait cette maison prodigieuse, où l’effort le plus complet des jésuites pour l’enseignement avait été réa- lisé… Il connaîtrait les célébrités de la Compagnie, le P. de – 79 – l’Étang, le P. Gombert, le P. Chabrier. Il suivrait pendant un an, pour les sciences, les cours des saints-cyriens, en atten- dant qu’il eût l’âge exigé par Pierre pour l’entrée au novi- ciat… Les temps s’assombrissaient : l’article 7 suspendait une menace sur toutes les maisons religieuses, et les jé- suites, prévoyant la proscription, se recrutaient déjà des successeurs dans les séminaires… Le train, maintenant, s’était lancé dans des gorges creu- sées à pic : une voie rocheuse, conquise à coups de fer sur le granit. De temps en temps, la nuit se faisait tout subitement, – une nuit pleine de fracas qui apeurait le jeune homme, peu accoutumé à ces lignes de montagnes. Alors le P. Jayme se taisait… Pendant quelques instants, c’était une obscurité ef- frayante : Auradou, pris de peur de mourir, se signait dans la nuit et faisait rapidement un acte de contrition parfaite : — Mon Dieu, j’ai un grand regret de vous avoir offensé, pour l’amour de vous-même, ô mon Dieu ! – parce que vous êtes infiniment bon, infiniment… Le jour revenait, de petits éclairs accrochés aux bouffées de vapeurs d’abord, puis la clarté du ciel ouvert. Le jésuite se remettait à parler, et Jules, interrompu dans sa prière, oubliait de l’achever. À Limoges, le Père descendit. Il serra longuement le jeune homme sur sa poitrine : à son tour, il avait les larmes aux yeux, et sa voix s’altérait quand il disait à Jules, lui te- nant les mains : — Que Dieu vous conduise et vous bénisse, mon pauvre petit ! Qui sait comment allez-vous vous trouver, là-bas ?… Enfin, il ne faut pas m’en vouloir, n’est-ce pas ? J’ai fait pour le mieux, voyez-vous. Vous ne pouviez pas rester à Nicole : – 80 – un mois de plus, et vous étiez perdu… N’est-ce pas, que vous ne m’en voulez pas ?… — Oh ! non, mon Père, répondit Auradou, touché pro- fondément de l’humilité de cet homme, qu’il regardait comme très supérieur… Non, vous avez raison. Cela vaut mieux, bien mieux. — Allons, cela va bien. Je vous laisse en plein courage. Du reste, vous savez, vous êtes chaudement recommandé là- bas au P. de l’Étang et au préfet. On vous recevra comme un enfant de la maison. Quand il se retrouva seul dans son compartiment, n’ayant pour compagnons de route qu’un vieillard qui lisait et un jeune homme endormi, Jules ferma les yeux et s’accota dans l’angle. Il regardait en lui-même, étonné de ne pas se trouver plus désolé, plus seul que quand le jésuite était là. Au contraire, cette voix intérieure, entendue jadis, parlait au fond de son cœur et disait : — Tu es libre… libre… Tu peux vivre comme tu vou- dras… Ne pas aller rue des Postes… Tu es libre… libre… Il fit des oraisons mentales, se reprochant ces pensées, s’accusant d’être un misérable et un lâche. Puis, peu à peu, ses idées s’embrouillèrent, ses nerfs épuisés se détendirent. Le train avait quitté les montagnes. Il roulait, à présent, dans un pays extrêmement plat, où moutonnaient à perte de vue, des deux côtés de la voie, des taillis nains, dominés par les piquets grêles des baliveaux, et, d’espace en espace, coupés par de grandes clairières où poussaient des bruyères vio- lettes. C’étaient les pays du centre, l’Indre, le Cher, les forêts du Berry… Entre ces verdures interminables, le train sem- blait s’oublier, flâner, n’aller plus si vite que tout à l’heure, – 81 – dans les gorges de la Creuse. Jules, bercé par des musiques mystérieuses qui lui semblaient s’élever de dessous le plan- cher du wagon, s’assoupissait peu à peu. Bientôt il dormit tout à fait. De temps en temps, ses yeux s’entrouvraient à peine, à un arrêt du train, sans qu’il reprît clairement sa connaissance. Et le train filait, filait, emportant cet être insensible qu’il était maintenant, et, à chaque seconde, le rapprochant du but, – entraînant l’ostiaire vers l’inconnu de la grande ville. Auradou se réveilla subitement. Si subitement qu’il ne saisit pas l’instant de son réveil… Il sentit qu’il faisait presque froid et qu’il avait faim. La nuit, la nuit complète l’environnait. D’abord il se posa la main sur le front, ne comprenant plus… Puis il se rappela : Nicole… le Père Raymond… Pa- ris… Il se leva, chancelant, la tête un peu lourde, et marcha dans le compartiment en se tenant aux barres des filets, et appliqua son front successivement aux deux portières… Tous ses compagnons de route étaient descendus ; il était seul et la lampe du compartiment s’était éteinte. À quelle distance pouvait-il bien être de Paris ?… Le train arrivait à 9 h. 11. Il regarda sa montre, mais il ne put rien distinguer dans l’ombre qui régnait. Dehors, pas de lune, pas une étoile. Une grande étendue plate et obscure se déroulait des deux côtés, indéfiniment. Jules se sentit écrasé par cette solitude et par cette nuit. Le train s’emportait maintenant, oscillant sur les rails, don- nant des à-coups furieux, et Jules entendait haleter la grosse locomotive… De temps à autre, quand on passait sous un pont, c’était un fracas d’écroulement, vite disparu. Et la course continuait, la course au précipice de la nuit ouverte. – 82 – — Mon Dieu ! murmura Auradou tout haut, ayez pitié de moi ! Il priait désespérément, les paupières closes, ressaisi de la peur de mourir dans un accident de ce train. Quand il put prendre sur lui de se relever, de regarder, des maisons pas- saient, de petites maisons éclairées à une fenêtre, au milieu de grands jardins noirs. Était-ce Paris ? Il baissa la vitre, et se pencha au dehors… Presque aussitôt, il se rejeta en arrière. Une fouettée d’air humide et de poussière avait pénétré ses yeux en les brûlant, et, en même temps, il avait entrevu là-bas, là-bas, vers cet horizon où courait le train, un ciel incendié, d’un rouge sanglant, comme une aurore boréale gigantesque. Où donc s’allumait le foyer formidable de cet incendie ? Il se pencha de nouveau, fasciné par cette lueur. Si loin qu’elle fût, elle éclairait confusément le paysage où maintenant les maisons, les villages devenaient plus fréquents, où de petites gares nombreuses passaient en grésillonnant un carillon, emportées dans une course folle. Tout cela, toute cette étendue noyée de pénombre semblait tournoyer en cercle autour d’un centre unique et lointain, et le centre était cette lueur rouge qui grandissait. Cependant, le train s’affolait. La longue file de wagons semblait à chaque instant prête à se disjoindre, dans les tan- gages furieux qui tordaient sa ligne noire. À côté de la voie qu’ils parcouraient, la voie parallèle s’était dédoublée, et quatre bandes de fer glissaient à présent devant les yeux d’Auradou, luisantes sous les clartés de gaz qui s’allumaient, de plus en plus nombreuses, le long du talus. De grandes bâ- tisses isolées, rectangulaires, se succédaient à présent, toutes leurs fenêtres éclairées… On traversait de gros vil- – 83 – lages éclairés comme des villes, faits de maisons pareilles, hautes et laides… Parfois leur bataillon compact s’entrouvrait, et l’ostiaire voyait un long boulevard perpen- diculaire avec ses deux chapelets convergents d’étoiles jaunes, tourner autour de son point de fuite, puis disparaître, masqué de nouveau par l’écran des maisons… La Seine, par intervalles, se découvrait dans une échap- pée de campagne. La voie s’était encore élargie, tellement élargie que bientôt on ne vit plus rien que des files de wa- gons posés sur les rails, sans machines. Les coups de sifflet, cependant, se succédaient mainte- nant sans interruption, comme des appels d’alarme ; d’autres répondaient, aigus ou graves : de près, de loin, de partout. Des reflets traversaient le compartiment, comme si l’on fût enfin entré dans cet incendie dont la clarté se voyait de si loin !… Soudain le train ralentit, puis s’arrêta. Jules sursauta de peur, quand la voix de l’employé lui demanda son billet. Le train repartit. Il n’allait plus si vite à présent, au mi- lieu des croisements de sifflets, du fracas des plaques tour- nantes. Puis, tout d’un coup, il fit au dehors une clarté de plein jour. Les freins raidirent leurs muscles de fer, et l’air com- primé laissa, de dessous les wagons, échapper comme des soupirs. Jules, qui s’était levé, chancela sous le brusque res- saut de l’arrêt. Dans la gare immense, une foule grouillait, tandis que les agents, rabattant les verrous des portières, faisaient vi- brer dans l’air les magiques syllabes : – 84 – — Paris !… Paris !… – 85 – DEUXIÈME PARTIE – 86 – I Quand le réglementaire eut sonné les cinq, tenant le manche de la grosse cloche à deux mains, sans cesser de causer avec le P. Ulrich – le mouvement se ralentit peu à peu dans la cour des Polytechniciens. Le ballon, globe énorme de cuir, côtelé comme un fruit monstrueux, que les amateurs se renvoyaient à distance d’un coup sec du coude, de l’épaule ou du genou, s’abattit sur l’aire durcie du sol, ricocha deux ou trois fois, et finale- ment alla rouler sur l’asphalte du hangar, où le questeur – préposé au soin des jeux – le ramassa. Maintenant, de tous les points de l’immense cour, les groupes d’élèves convergeaient lentement vers la porte des corridors, où les chefs de rangs, deux gaillards de six pieds, s’étaient posés debout comme deux jalons. Derrière chacun d’eux, une file se formait peu à peu. Le P. Ulrich, depuis un moment, les mains rentrées dans les manches de sa lévite, – car ce matin de mars était froid, – battait la semelle contre le soubassement de la façade. Huit heures sonnaient… Il cria au réglementaire qui riait avec un camarade : — Eh bien, Delâge ?… Cette cloche ?… À quoi pensez- vous donc ?… La double file des élèves se mit en mouvement ; tout en montant les escaliers vers les études, des propos s’échangeaient à voix basse. — Tu y vas, toi, Ithier ? – 87 – — Au Luxembourg ?… Pas moyen, mon petit… Privé de sortie pour avoir introduit un livre. — Quel livre ? — Ivanhoé !… C’est raide, de vous coffrer pour ça… Je ne sais pas qui me l’a pris dans mon pupitre. Ça doit être Malescot. — Il n’y a que lui qui fouille les bureaux… Enfin tu pio- cheras toute la journée, c’est très sain. Moi, je pense pouvoir entrer au Sénat. Mon père connaît Chesnelong. — Ce sera drôle, cette discussion de l’article 7… Je crois que les jésuites sont fichus, du coup… Tant pis ; moi, je l’aimais, cette vieille boîte. Au bout du corridor du premier étage, une soutane ap- parut, devant la statue peinte de la Vierge. — Qu’est-ce que c’est que cette tête-là ? demanda Ithier. — Tu ne l’as pas encore vu ? C’est le scorpion des cy- rards. Il y a cinq mois qu’il est ici. Je l’ai rencontré le lende- main de son arrivée. Je ne sais pas d’où il vient, mais il avait l’air rudement ahuri !… Auradou, les bras pendants, – les mains croisées soute- nant la serviette, attendait que le flot des élèves fût écoulé pour continuer sa route et descendre au rez-de-chaussée où se trouvait la classe des candidats à Saint-Cyr dont il suivait les cours… Les élèves, en passant, le regardaient. — Bonne tête de scorpion, ne trouves-tu pas ? – 88 – — Il n’a pas l’air d’être à la noce, ici, cristi !… Il doit filer un mauvais coton, – car il a maigri de moitié depuis quelque temps. — Ce sont les « math » qui opèrent… Quelle idée aussi, de se faire scorpion pour suivre des cours de cyrards !… Dès que le chemin fut libre, Auradou reprit sa marche et descendit lentement l’escalier. Il s’appuyait à la rampe, se sentant faible, comme chaque matin à cette heure-là, depuis quinze jours. De fait, il avait beaucoup changé depuis son ar- rivée rue des Postes… En bas, une bouffée d’air frais, venue de la cour par la porte grande ouverte, l’enveloppa comme un suaire humide. Pris de défaillance, il s’appuya à la rampe ; – il se sentait bri- sé de fatigue, les os douloureux, – le cœur mal affermi, comme le passager qui quitte un navire. Quelqu’un lui frappa légèrement sur l’épaule, et une voix dit derrière lui : — Cela ne va donc pas, cher abbé ?… Jules se retourna. — Tiens ! fit-il avec un rayon de plaisir dans les yeux, qui lui rendit un instant son regard d’autrefois. C’est vous, Moriceau ?… Non, je ne suis pas brillant ce matin… C’est cet affreux froid. Moriceau, un petit « taupin » brun, à grands yeux bleus, l’air intelligent, se récria : — Froid ? Vous plaisantez… À peine s’il a gelé blanc ce matin. Dans deux heures d’ici, vous allez voir un soleil splendide ; – un vrai soleil d’Austerlitz pour éclairer le – 89 – triomphe de la bonne cause, – le rejet de l’article 7, et tout ce qui s’en suit… Car, ajouta-t-il, l’article 7 sera rejeté, c’est le Frère Agapit qui l’a dit. — Vrai ? fit Auradou, suivant Moriceau dans le corridor vide… Il aimait ce garçon, toujours de bonne humeur, – dont il avait fait la connaissance dès les premiers jours. — Parfaitement, reprit le jeune homme. Lagrange et Siebecker ont été le consulter hier soir dans sa sacristie. Il leur a fait une réponse sibylline… Personnellement, je n’ai rien compris ; mais Lagrange, qui voit toujours quelque chose, déclare que cela indique clairement la victoire. Auradou sourit et murmura : — Vous n’êtes pas respectueux, Moriceau. Celui-ci devint sérieux. — Allons donc !… Vous savez bien que je respecte infi- niment le Frère Agapit, qui est un vieillard et, de plus, un saint… seulement, comme prophète, ajouta-t-il en plissant la lèvre, je trouve qu’il manque de clarté… Excusez-moi, je me sauve, voici le Père Gombert. Le Père Gombert était ce fameux algébriste qui profes- sait, à la rue des Postes, le cours préparatoire des candidats à Polytechnique. Auradou vit Moriceau le rejoindre, et le maître et l’élève pénétrer dans leur classe, en causant amica- lement. En même temps, des piétinements se firent entendre de partout. Les élèves, ayant été prendre leurs cahiers en étude, se rendaient aux divers amphithéâtres… Tout près – 90 – d’Auradou, les saint-cyriens débouchèrent, de grands gar- çons bien mis, dont la tenue contrastait avec la mise insou- cieuse des taupins. C’est avec eux qu’il suivait les cours scientifiques. Il les précéda, redoutant d’être mêlé à leur foule, entra le premier dans la salle, salua le P. Chabrier, son professeur, et gagna sa place. Il s’était installé tout en haut de l’amphithéâtre, à gauche, près des fenêtres. Sur l’étroite table inclinée, trouée par les écritoires de plomb, il posa sa serviette, tira son cahier et sa plume, et vint regarder à la vitre, tournant le dos aux saint-cyriens qui entraient… Comme l’avait dit Moriceau, la journée s’annonçait su- perbe. Le ciel avait une blancheur à peine bleuâtre, tant il restait de vapeur dans les hautes atmosphères. Mais ces va- peurs tamisaient une lumière qui, comme elle, semblait flot- tante, insaisissable, diffusée partout, – la lumière des matins de printemps, aux ombres à peine lavées de violet… Et ce coin de Paris entrevu souriait sous cette poussière de clarté, un Paris inconnu, fait de jardins de couvents et de cours d’écoles, de grandes aires carrées et désertes, alternant avec les amas de verdure, celles-ci toutes jeunes, si crues et si claires qu’elles gênaient l’œil, – le premier frottis d’un peintre qui reviendra sur son ouvrage. — Est-ce qu’on va se taire, là-bas ? fit une grosse voix. Auradou tressaillit et revint à sa place. C’était le P. Chabrier qui avait parlé, imposant silence à ses saint- cyriens. Debout, derrière sa chaire, appuyé des deux poings sur le pupitre, il attendait, dardant ses petits yeux colères, perçants comme des vrilles. – 91 – Le silence s’établit. Alors le jésuite se retourna vers le tableau noir, montrant son grand dos voûté où la soutane blanchissait vers les omoplates, et son crâne nu couronné de cheveux rougeâtres. D’un mouvement rythmé, il passait l’éponge sur le tableau où s’allongeait le mot « scorpion, » écrit en lettres d’un pied par quelque farceur à l’adresse d’Auradou. Puis il commença, la craie à la main : — Soit P un polynôme entier en x… Les plumes couraient, maniées par les doigts gourds que le froid rendait malhabiles. Auradou, lui aussi, avait com- mencé à écrire. Il alignait machinalement les équations, sans parvenir à fixer sa pensée. Son cœur était gros, – d’une tris- tesse de petit enfant qu’on a laissé seul, et qui se sent aban- donné et souffrant… Même, cette caresse du printemps re- venu, – cette première journée ensoleillée qu’il voyait après les mois d’hiver l’emplissait d’une confuse révolte et lui glis- sait des larmes au bord des yeux… Ses tristesses intimes contrastaient trop crûment avec la gaîté de l’année, – et il lui remontait du fond de l’âme toutes les rancunes, toutes les désillusions lentement amassées pendant cinq mois de sé- jour. Il était venu dans cette grande maison de prêtres pour réchauffer sa vocation, pour jouir de cette communauté de premiers chrétiens dont lui avait parlé le P. Jayme… Dans ce but-là, il avait dû se briser le cœur, se faire à lui-même une si cruelle blessure qu’elle saignait encore. Et voici que, cinq mois écoulés, il se sentait aussi étranger, aussi seul que le jour où il avait franchi le seuil de l’école. Sans doute, les Pères l’avaient bien accueilli, le recteur surtout, cet homme admirable vers qui l’attiraient toutes les sympathies de son – 92 – cœur et à qui, s’il eût osé, il eût voulu confier ses misères… Oui, on l’avait bien accueilli ; mais il n’était pas encore, il le sentait bien, le « frère » de tous ces religieux qui l’entouraient. Vivant de leur vie, il gardait une place à part. On le menait jusqu’à la porte du temple et on fermait cette porte sur lui, le laissant dehors. Était-ce une épreuve ? Si c’en était une, il la trouvait trop dure et trop longue ; épuisé d’isolement et de langueurs, envahi par ce besoin de partir, de revoir le pays – qui résu- mait maintenant toutes ses volontés. Auradou avait cessé d’écrire. Ses yeux, d’abord perdus dans le vague, se fixèrent sur son voisin de droite, grand saint-cyrien à figure de fille, les cheveux blonds bouclant na- turellement. Vite dégoûté de prendre des notes, celui-ci avait d’abord fourré ses mains dans ses poches, et maintenant, s’étant réchauffé, il dessinait sur son cahier, à la place du théorème absent, un profil de boulevardier, le paletot serré, le chapeau bas, à bords étroits, de la saison. Auradou, inconsciemment le regardait faire. Actuelle- ment, le saint-cyrien, qui avait vraiment un certain talent de fantaisiste, chiffonnait une silhouette de femme, la robe col- lante comme un fourreau, largement arrondie aux hanches, et s’épanouissant au-dessus du cercle mince de la taille, en une poitrine proéminente. Quand il eut fini, il bâilla, puis appela à mi-voix le cama- rade assis devant lui. — Boiscolin ! L’autre se retourna paresseusement. — Qu’est-ce que tu me veux ?… – 93 – — Regarde ! Il lui passa le dessin en murmurant : — Framery – notre pieux camarade Framery, le fils bien aimé du P. Chabrier, tel que je l’ai rencontré l’autre soir de sortie, devant Tortoni. Boiscolin sourit en regardant l’œuvre ; puis, prenant la plume à son tour, ajouta deux ou trois traits grossiers qui en firent une obscénité. Il le rendit à Château-Grandry, en ayant soin de le faire passer sous les yeux d’Auradou. Celui-ci rougit brusquement et affecta de prendre fiévreusement des notes. Château-Grandry se tordait de rire sur son banc. — Pas mal, fit-il. — C’est la scène finale, reprit Boiscolin : Framery suc- combant à la tentation… Dis donc, ajouta-t-il, viens-tu chez Matha, ce soir ?… — Non. Mon oncle veut absolument m’emmener au Sé- nat. — Voilà ce que c’est que d’avoir des oncles au Luxem- bourg. Moi, je laisse les sénateurs se dépêtrer, et je vais avec mon frère rue de Téhéran… Oh ! à propos de Matha, une bonne histoire de mercredi dernier… Il se rapprocha, se tournant tout à fait et s’appuyant du coude contre la table, Château-Grandry, intéressé, se pen- chait aussi pour entendre l’histoire… — J’arrive chez elle, poursuivit Boiscolin, vers une heure après-midi… Tu sais qu’elles sont deux sœurs, dix- – 94 – huit et vingt-quatre ans. Elles ne m’avaient pas entendu ve- nir, – car il y a trois épaisseurs de tapis partout, là-dedans. Malgré lui, Auradou écoutait. Les paroles sifflantes lui entraient dans les oreilles. Boiscolin conclut : — Tu vois ça d’ici… Je t’assure que c’était un spectacle tout à fait réjouissant… L’ostiaire, dont les lèvres tremblaient, voyait aussi, comme s’il y eût été, la scène décrite par Boiscolin… Chaque matin, c’était son supplice que ces conversations qu’il lui fallait entendre, et qui roulaient sur les distractions de Boiscolin pendant les vacances et les sorties. En vain il s’efforçait de tenir son esprit ailleurs… Tout ce qui se disait à côté de lui se gravait dans sa mémoire, rendu plus saisis- sant par sa propre imagination, – lui révélant un Paris lu- brique et vicieux, le Paris du soir qu’il avait entrevu en arri- vant. À un éclat de rire involontaire de Boiscolin, le P. Chabrier se retourna, et cria de sa voix d’ancien officier de mer : — Allons, au fond ! Est-ce fini, Boiscolin, Château- Grandry et les autres !… L’ostiaire sauta sur son banc comme si c’était lui qu’on interpellait. Maintenant les deux saint-cyriens se taisaient et consi- gnaient sagement les théorèmes. Lui ne pouvait prendre sur lui de continuer à écrire. Il regardait ces jeunes gens courbés sur les tables autour de lui. Les uns travaillaient ; les autres, un plus grand nombre, le regard indécis, rêvaient… Ils – 95 – iraient dans leur famille, ceux-là, le soir même. Ils avaient des frères, des mères, ils n’étaient pas des étrangers là où ils iraient. Auradou les envia et son envie se mêlait de mépris et de rancune. Comme il les jugeait légers tous, et pervertis et égoïstes. Il était arrivé au milieu d’eux, lui, paysan de Gas- cogne, avec le respect des Languedociens pour les noms de vieille noblesse, les noms bien sonores qu’on a vus dans les histoires de France. Et voilà qu’il les trouvait, ces fils de croisés, précocement débauchés, insoucieux de l’avenir, n’ayant des principes religieux que la forme, – s’amusant au plaisir grossier de dire devant lui des choses obscènes, – re- commençant chaque jour l’inepte plaisanterie de ce mot – scorpion ! – écrit partout où il passait : au tableau, à sa place, sur le givre des vitres, pendant l’hiver… Piqûres d’épingles, – qui lui faisaient mal comme des plaies. … La classe finissait. Les élèves se levèrent et se préci- pitèrent vers la porte, en grande hâte… Ils se bousculaient vers les dortoirs, à qui le premier prendrait son chapeau et son pardessus, – car déjà, au parloir, les parents atten- daient… Auradou sortit le dernier. Comme il passait devant la chaire, le P. Chabrier, qui rangeait ses papiers, l’interpella : — Hé bien, jeune homme ! comment allons-nous ? Tou- jours fatigué ? Crebleu ! il faut reprendre le dessus, comme un homme ! Jules s’arrêta, baissant les yeux… Il ne trouvait pas une parole… L’ancien marin lui faisait peur. En ce moment, pourtant, celui-ci avait l’air presque bon. Sa face creusée grimaçait un sourire, et ses yeux roux atté- nuaient leur flamme. – 96 – — Ha ! ha ! reprit-il. Nous regrettons le pays, le grand frère… Crebleu !… Et puis, les élèves font des misères ? Je vois ça, le matin… Bons enfants, tout de même, vous savez. Je les connais, moi, crebleu. De rudes officiers que ça fe- ra !… Pour le coup, Jules éclata… Puisque le jésuite l’y pous- sait, il déchargerait son cœur. Bons, ces jeunes gens ? Non, bien sûr, ils ne l’étaient pas. Les spéciaux, peut-être, autant qu’Auradou les connaissait, ils semblaient sérieux, travail- leurs, polis. Mais les saint-cyriens, non… Ils ne savaient que marquer leur mépris à un étranger, et parler de femmes, de chiens, de chevaux… — Ta, ta, ta !… interrompit le P. Chabrier, en entraînant le jeune homme dans le grand corridor, où déjà des élèves, – les plus vite prêts, – couraient vers le parloir… Vous n’y en- tendez rien du tout, mon ami… Vous les trouvez jeunes ? La belle affaire, ils n’ont pas vingt ans ! Parce qu’ils parlent quelquefois de femmes, vous les jugez pervertis… Mais, malheureux, songez donc un peu à ce que c’est que ces gar- çons !… Tous riches… Tous, dès quinze ans, hommes du monde. Ils ont été au Bois, tout petits, avec leur mère, en bébés anglais… Ils ont su le nom, – à dix ans, des créatures qui s’étalaient dans une Victoria, devant la leur… Pendant les vacances, ils mènent la vie de château, grandes chasses, rallies, représentations d’amateurs. Il faut une rude vertu, crebleu, pour rester un Éliacin dans ces conditions-là !… À ce moment, un élève, petit et trapu, jolie tête brune et pâle, les dépassa, et, tout en courant, les salua. — Tenez, fit le P. Chabrier en posant sa main gauche sur le bras d’Auradou, – celui-là, le connaissez-vous ? – 97 – — De Framery, je crois… — Oui… mon préfet de congrégation. Voilà un exemple de ce que peuvent donner ces qualités d’insouciance et d’enthousiasme, quand elles sont bien dirigées. Celui-ci a eu le bonheur d’avoir une sainte pour mère. Ce sera un héros, un Lacordaire, un Albert de Mun, un Lamoricière… Pur comme une vierge, – brave comme une lame d’épée, en- thousiaste comme un preux – du Moyen Âge. Trouvez-moi de ces âmes trempées ailleurs que chez nous ! Auradou ne répondit pas. Personnellement il n’avait rien à reprocher à ce Framery qui le saluait toujours correcte- ment, s’ils se rencontraient. Et il eut même, aux derniers mots du père, un mouvement imperceptible de fierté, comme un commis qui s’enorgueillit de l’inventaire du pa- tron… Tous deux – le jésuite et l’ostiaire – ne parlant plus, avaient atteint l’extrémité du grand corridor, le point où il se retourne à angle droit vers la cour du parloir… De là, le re- gard percevait d’enfilade les deux ailes principales de l’immense École, qui s’ouvraient pareilles à des nefs d’église, pavées de larges dalles, les murs surchargés de tableaux ra- contant des épopées guerrières ou de saintes légendes. Une vraie foule d’élèves dégringolait maintenant les es- caliers, bruyante, excitée, avide d’air libre. Le flot porta in- sensiblement les deux soutanes vers la cour du parloir. À travers des cloisons vitrées, la salle ouvrait ses profondeurs, toute tapissée de cadres, toute peuplée de chaises. Les pa- rents inscrivaient des noms sur les billets bleus, verts, jaunes, suivant les divisions – des messieurs corrects, de vieux réactionnaires à deux cravates, – un ancien général de l’Empire, autour duquel se pressait un peu de curiosité. Puis – 98 – des femmes, adorablement chiffonnées, des fillettes blondes, de petits frères ayant la casquette bleue de la rue de Madrid ou de Vaugirard, qui sortaient aussi ce jour-là – pâles, déli- cats, emmitouflés comme des enfants de riches. À gauche, le fantôme du P. Ducoudray, l’ancien recteur, fusillé pendant la Commune, s’enlevait en blancheurs de marbre sur un socle noir. Tel qu’il roula, – la poitrine trouée de balles, – au pied du mur de la rue Haxo, – son masque austère contracté par la courte agonie, la main crispée sur un pavé saillant, – on avait voulu qu’il fût là, au milieu de ceux qu’il avait aimés, – résumant dans sa mort les fastes sanglantes de l’école Sainte-Geneviève. Debout sur le seuil de la cour, le P. Chabrier regardait déborder le flot des élèves. Comme il y en avait !… Comme la prospérité de la maison – toujours accrue depuis vingt- cinq ans, s’affirmait glorieusement dans cette affluence !… L’orgueil du triomphe luisait dans le sourire fixe qui creusait plus profondément les rides du père, en travers des joues… Il vit passer tous ses chers saint-cyriens, corrects et boule- vardiers, habillés par le bon faiseur, soigneusement gantés. Tous le saluaient et lui souriaient en camarades ; mais si leur regard rencontrait Auradou, debout à côté du Père, – il de- venait glacial et méprisant… … La porte extérieure de l’école se referma sur le der- nier sortant. Un soleil splendide chauffait maintenant la pe- tite cour carrée du parloir, donnant en plein sur la plaque de marbre qui décore sur toute la longueur le mur de droite, – ainsi qu’une gigantesque pierre tombale. – 99 – Tous les noms de ceux qui tombèrent, fils de l’École, sous les balles prussiennes, sont écrits là en lettres d’or ; et à côté de leur nom celui de la bataille qui les vit tomber. L’épopée de nos désastres est là page par page : des noms de batailles se répètent dix, vingt fois : Reichshoffen, Grave- lotte, Coulmiers, – Gravelotte surtout. Et au-dessus plane la fière devise des Macchabées : « Mieux vaut mourir à la guerre que de voir les malheurs de notre nation – et des saints. » Debout à la même place, les yeux d’Auradou avaient suivi ceux du P. Chabrier sur le marbre lumineux. Ils parcou- raient silencieusement ce long martyrologe, presque tous des noms de nobles : de Château-Bernard, d’Étracy, de Ber- thomon… Alors, le jésuite, lisant dans la pensée du jeune homme, l’enveloppa d’un regard de triomphe, et d’un geste brusque, droit, montrant la plaque : — Tenez, fit-il : Voilà comme ils meurent, ces beaux fils !… – 100 – II Au seuil de sa chambre, Auradou, en se séparant du P. Chabrier, eut un court éblouissement, – une de ces fai- blesses comme il en ressentait de si fréquentes, à présent. Il s’appuya du coude et du front contre le chambranle et at- tendit là un instant, défaillant, rompu… Quand un peu de force lui revint, il entra, se jeta sur son fauteuil de paille, et, les coudes sur la table, le front dans ses mains, s’immobilisa dans une rigidité de cadavre, comme s’il se fut senti impuis- sant à mouvoir ses membres perclus… Décidément, c’était bien fini : Paris le tenait. Son organi- sation râblée de paysan était vaincue… Oh ! ce mal de Paris, d’abord insinuant, insaisissable, le picotement d’un bouton qui vient, – puis éclatant, aigu comme une fièvre, – il le con- naissait bien, et son souvenir en marquait les étapes. Il l’avait senti venir dès la première heure, durant la première nuit passée sur la couchette de fer de sa cellule… Quelle nuit ! Jamais il ne pourrait l’oublier… Sa fenêtre, si large et si haute, découpait, cette nuit-là, sur le fond du ciel, un rectangle rougeâtre, qui peu à peu lui était devenu gênant comme un œil ouvert sur une fournaise. Il se rappe- lait qu’il s’était levé, avait ouvert la croisée, cherchant à clore les persiennes, les doigts meurtris aux ferrures rouil- lées… Il n’avait pas pu ; sa peau se glaçait au vent ; il avait refermé la fenêtre avec colère… Recouché, le sommeil était venu tout d’un coup, – mais non pas ce sommeil de labou- reur qu’il avait au pays… Cette fois, quand il s’était réveillé, à cinq heures, les paupières si appesanties de torpeur que le – 101 – Frère Agapit avait dû le secouer par l’épaule, il s’était assis au bord du lit, vaguement troublé, en chemise, les jambes pendantes. Et, avant de chercher à s’expliquer où il était, ce qu’était cette chambre à meubles rares où la lumière d’une bougie grandissait – il avait spontanément cherché à renouer la chaîne interrompue de son rêve. Qu’avait-il rêvé ? Pour la première fois, éloigné de cent lieues de cette souple fille qui lui avait frôlé le corps, il avait eu, là, dans cette maison austère, sur ce lit de moine, la sensation nette qu’elle était sienne. Réveillé maintenant, il s’alanguissait in- consciemment dans le souvenir, comme les amants au matin des nuits communes. Et il était resté des minutes et des mi- nutes sur le lit ouvert, les pieds ballants. Puis, rendu à lui-même et à sa volonté, il avait secoué sa songerie. Se voyant en chemise, il avait eu, comme le pre- mier homme, honte de sa nudité. Et, tandis qu’il enfilait sa culotte noire, ses bas noirs, tandis qu’il se plongeait la face dans l’eau, il répétait : — Mon Dieu ! ayez pitié de moi, je suis un misérable et un lâche… … Les premiers jours qu’il passa rue des Postes, il eut si peu le temps de se replier sur lui-même qu’il ne souffrit pas. Il se sentait seulement rapetissé, écrasé par cette immense Maison… Elle s’étendait sur tout ce coin de la montagne, en bâ- tisses neuves, en vieilles masures décrépites, en cours, en parcs, – à n’en point voir la fin. Les corridors dallés s’enfonçaient dans l’ombre comme des nefs ; les escaliers enlevaient en l’air leurs larges volées de pierres, jusqu’à des – 102 – hauteurs d’où l’on découvrait tout Paris. En bas, ils s’abîmaient vers des profondeurs où l’ostiaire se perdait quand il s’y risquait, – des cryptes fraîches, des souterrains transformés en réfectoires, ou bien vides, effrayants de soli- tude… Durant les classes et les études, il régnait sur tout cela un silence de catacombes. On eut dit un village mort, aban- donné de ses tenants. Puis, à un carillon de cloches, la vie renaissait, des foules écroulées dans les escaliers, des hur- lements plein les cours, – l’exagération du bruit après l’accablement du silence. Bientôt, l’isolement d’Auradou, dans cette immense de- meure, lui pesa… Les Pères, toujours bienveillants pour lui, le traitaient en élève ; les élèves accueillaient avec défiance cette soutane mêlée à leurs rangs – avec défiance, parce que ce n’était pas celle d’un jésuite. – Ce fut l’instant où, retrou- vant la place libre dans ce cerveau que la nouveauté du mi- lieu ne captivait plus, les souvenirs se reprirent à affluer, le cher temps disparu… Pendant des heures, il se mit à rêver, à refaire avec une persistance de monomane le voyage de son passé, s’exaspérant de ne pouvoir ressusciter nettement les images des êtres qui lui tenaient le plus au cœur : Pierre, le P. Jayme, Jeanne… Car il osait évoquer même celle-là, convaincu qu’il le pouvait sans crime – à condition de ne pas se délecter men- talement et de ne pas la désirer. Pourtant, il s’énervait, il s’anémiait. Un matin, en ou- vrant ses rideaux, au retour de la messe basse servie au P. Chabrier, il vit les silhouettes d’arbres des Irlandais toutes blanches ; des flocons blancs descendaient derrière la vitre. C’était l’hiver. Et quel hiver ! Il fut terrible. Une température – 103 – de Sibérie, la Seine gelée, des traîneaux sur les avenues, de grands feux sur les places, où les passants faisaient hâtive- ment provision de chaleur. Auradou souffrit affreusement. Il n’était pas bâti pour ce froid-là, lui, l’enfant des pays qui n’ont presque pas d’hiver. Cette brutalité de la saison le bri- sa tout de suite, comme ces pierres très dures qui, la gelée venue, tombent en poussière. Il souffrait de partout… Au- tour de son esprit une nuit lourde allait s’obscurcissant. De rares lueurs traversaient cette nuit : c’étaient les lettres du pays : lettres de Pierre venues de Nicole, lettres du P. Jayme, timbrées de Bordeaux. Rien de plus différent que la langue parlée par ces deux affections égales, Pierre était bref dans sa phrase : il essayait d’être ferme et d’encourager son petit : mais la tendresse du frère faisait éclater les mots. Le jésuite, lui, écrivait des lettres de vingt pages, sur du papier écolier, la marge pliée comme pour le manuscrit d’un sermon… Et quelles jolies lettres, quelle phrase littéraire, limpide, originale, – l’ampleur du grand siècle tempérée de modernité, – une amplification éblouissante laissant tamiser la chaleur de son grand amour. L’ostiaire lisait avidement celles-ci comme celles-là. Les premières, pourtant, le trou- blaient davantage. À présent qu’il était si loin de son frère, il comprenait, suivant le mot évangélique, – quomodo amabat eum !… Et puis, les lettres de Nicole avaient le parfum loin- tain de la terre. Il reconnaissait le papier à carreaux bleus dont lui-même se servait naguère, dans l’ancienne auberge. Le timbre avait été acheté au petit débit qui faisait face à la Maison Verte… C’était Castille, le facteur, qui avait porté la lettre à Aiguillon… – 104 – Dans sa solitude, Auradou, le cœur saignant, aima quelqu’un. Ceux dont le cloître mure l’horizon comprendront seuls une pareille tendresse : car, si toutes les âmes contien- nent le coin mystérieux où elle peut naître, les seuls cloîtrés sont descendus assez profondément dans la leur pour l’y trouver. Dès le premier jour de son arrivée, l’ostiaire avait été appelé devant le recteur, le P. de l’Étang. Et tout de suite, au contact de cet homme admirable, beau comme un héros de livre, éloquent même dans les conversations vulgaires, il s’était senti conquis… Certes il aimait toujours l’autre jé- suite, le P. Jayme. Mais il donna à celui-là une tendresse tout autre, quasi mystique, une dévotion comme on en a pour des saints particuliers que cherche la prière – termes invisibles – au delà des statues de pierre et de bois. Long- temps il avait caché en lui-même son secret jaloux. Puis, un jour, il s’était trahi devant Monceau, le seul confident qu’il eut trouvé parmi les élèves. Et voilà qu’il avait rencontré chez le jeune homme un écho vibrant de son enthou- siasme… Il l’eût rencontré chez tous les élèves. Tous ressen- taient pour cet homme aux allures de patricien, au verbe de poète, rarement aperçu, dont les yeux trahissaient l’intelligence et la bonté, – une dévotion ardente et irréflé- chie, – de ces dévotions asiatiques qui font qu’on se jette sous le char du maître, content si le fer des chevaux vous creuse la chair, et si les roues vous broient les os. Tendresse fugitive, du reste, chez Auradou, et qui ne devait guère péné- trer profondément dans son cœur. Vers la fin de février, Auradou s’affaiblit tout à fait. Con- sulté, le médecin de la Maison l’auscultait, ne trouvait pas de lésions ni au cœur, ni à la poitrine – s’étonnant de cette- croissante anémie, – conseillait le repos, les distractions… Mais l’invisible mal continuait ses ravages. Et maintenant même que le printemps revenait, étonnant de maturité après – 105 – cette saison noire, le pauvre garçon restait abattu, trop at- teint dans les œuvres vives pour reprendre allure. La nuit, le sommeil était intermittent, traversé de rêves très nets qui l’épuisaient. Le jour, une irritation nerveuse lui parcourait le corps, lui donnant des envies de pleurer qu’il soulageait quand il était seul ; – et alternant avec des défaillances com- plètes comme celle qui maintenant même le terrassait de- puis une demi-heure, accoudé à sa table, écroulé dans son fauteuil de paille. Ses yeux restaient clos, et ses mains croisées dessus, car la lumière même le gênait. Tout à coup, il eut l’intuition que quelqu’un était dans la chambre. Il fit un effort pour lever les paupières et pour regarder. Devant sa table, le contemplant d’un œil si pénétrant qu’il semblait lire dans sa pensée, un vieillard était debout. Il avait les cheveux longs et tout blancs, de la blancheur uni- forme des nuages et de la neige, – la figure d’une pâleur d’hostie. La longue redingote des Frères coadjuteurs flottait sur ses membres maigres. Auradou n’eut pas un geste de surprise. Depuis qu’il ha- bitait rue des Postes, il avait appris à connaître cette figure étrange, qui allait, venait, disparaissait avec une légèreté d’allures surhumaine – la légèreté des apparitions. Pendant quelques instants, ils se regardèrent sans rien dire. Ce fut Auradou qui parla le premier… Un calme très doux lui revenait, sous le regard magnétique du frère. Il demanda : — On me réclame en bas, Frère Agapit ? – 106 – — Non, dit le Frère… Mais je vous apporte plaisir et peine… Il parlait toujours une langue singulière, avec un peu d’accent étranger. Sa voix était à la fois très musicale et très voilée… Jules devina ce qu’il apportait et tendit la main avec impatience. — Une lettre ! Vite, frère, je vous prie. Le frère l’avait sur son cœur. Il la lui tendit. — De Pierre, murmura Auradou en déchirant l’enveloppe. Le frère, sans ajouter un mot, glissa jusqu’à la porte et la tira tout contre derrière lui, sans la fermer. Auradou, cepen- dant, lisait la lettre… Sa figure était devenue d’une pâleur terreuse, et ses doigts tremblaient, tandis qu’il parcourait les derniers paragraphes. Pierre disait : — « … J’ai peur de Paris. Je ne sais pas bien ce que c’est que cette ville, mais j’en ai peur pour toi. Je suis sûr que tu ne me dis pas tout, et que tu es malade. Et puis, c’est une ville mauvaise. D’autres que j’ai connus y sont allés et s’y sont perdus. De rudes chrétiens, pourtant. « Ne peux-tu donc revenir ? Je ne veux pas t’influencer, mais je crois que le danger n’existe plus. La Maison Verte est vide. La malheureuse, qui voulait la chute des saints, n’est plus là. On ne sait ce qu’elle est devenue… Regarde si elle était digne d’une pensée ! Elle s’est laissé vendre par sa mère à un passant. Il l’a emmenée avec lui, on ne sait où… C’est une lèpre de moins dans notre hameau… Grâces à Dieu… Mais toi, maintenant, ne peux-tu revenir ? » – 107 – Jules relisait ces lignes avec hébétement. Il lui semblait que quelque chose se cassait au dedans de lui. Oh ! non, la plaie n’était pas cautérisée, là où le coup venait de l’atteindre… Terreur suprême ! Cette femme dont il avait cru faire, dans son rêve, un être abstrait, – pour laquelle il pou- vait prier sans la désirer, comme disait son confesseur, – voici qu’il sentait soudain toute l’avidité de sa chair l’appeler… Partie… Partie on ne savait où… La Maison Verte était vide… À présent, jamais plus il ne la reverrait. Il pleurait à gros sanglots… Les carreaux bleutés du pa- pier s’embrouillaient maintenant devant son regard, et le sel de ses larmes lui brûlait les yeux. Par la porte entrebâillée, il percevait les bruits du corri- dor. L’heure du déjeuner des Pères approchait. Plusieurs, à ce moment, étaient déjà sortis de leurs chambres et se pro- menaient par bandes en causant à mi-voix. Chaque fois qu’ils passaient devant la porte, Auradou entendait des bouts de conversations : … compte que Laboulaye parlera. … pas d’issue : Freycinet acculé malgré lui. … Martignac… Chassés encore une fois… Fribourg et Namur, des collèges si florissants. Jules sentit la révolte de son égoïsme lui gonfler le cœur. Que lui importait cette bagarre politique, – cette dis- cussion du sort de l’article 7, qui passionnait toute la mai- son ? Il était bien étranger à ces choses – il se l’avoua… Mais tout de suite, cette idée lui fit peur. S’était-il donc trompé – grand Dieu, – quand il avait choisi cette vie de jé- suite qui était la sienne ? Tout ce qu’il avait rêvé de posséder – 108 – lui échappait donc à la fois – terre et ciel – tout s’écroulait !… — Mon Dieu, ayez pitié de moi. Je suis un misérable et un lâche. Il répéta cela deux fois, essayant de se raccrocher à l’appui divin. Comme tous les êtres foncièrement religieux que la douleur torture, il éprouvait le besoin aigu de causer avec Dieu, seul à seul. Il se leva, s’enfuit de sa chambre au milieu des groupes distraits de jésuites, et courut jusqu’à la chapelle, avide d’un bain vivifiant de grâce. La chapelle était une simple salle rectangulaire, très vaste, – au premier étage, – l’étage même qu’habitait Aura- dou. Il entra, s’étant par habitude trempé les doigts dans l’eau bénite, à la porte. Derrière la porte refermée, il faisait presque nuit. Pour préserver les vitres des coups de ballon, on tenait ainsi, tout le jour, les persiennes closes. L’air pénétra dans les narines du jeune homme avec la chaleur douce qu’y versaient conti- nuellement les calorifères, – et chargé d’une suave odeur de fleurs d’église, de cire et d’encens. De chaque côté de la tra- vée centrale, les bancs innombrables dessinaient des lignes parallèles, flottantes dans la pénombre. Le chœur s’enfonçait à gauche dans un coin obscur, – et une veilleuse brûlait devant, point rouge scintillant, comme une petite étoile. Jules alla s’échouer dans un banc. Il se sentait si faible qu’il ne s’agenouilla pas. Il tomba assis, s’appuyant des mains et du front sur le dossier du banc de devant. – 109 – Il priait. Les paroles de prière affluaient à ses lèvres avec cette abondance que les mystiques connaissent, aux heures de grâce. Sa prière n’allait point chercher le Dieu triple et terrible qui s’entoure d’éclairs, qui écrit sur le marbre une loi révélée dans un bruit de foudre. Non… Il confiait ses misères à ce Dieu qui est un homme pareil aux autres – le plus beau d’entre eux, seulement. Jésus a un cœur qui saigne aussi, – c’est le frère parfaitement compatissant. À lui, tout peut se dire. Les fautes qu’on a commises, on les lui montre comme des maladies qu’on aurait, et il les regarde moins en juge qu’en médecin, les trouvant plus dignes de pitié que de re- proche… Voici qu’ému, échauffé peu à peu, l’ostiaire le sentait tout près de lui, son frère Jésus. Ils se parlaient ; ils se ré- pondaient dans ce fond de chapelle, plein de silence, à l’heure de midi. Auradou plongeait avidement son regard dans la nuit du chœur, mystérieux comme une alcôve. Là s’agitaient des formes insaisissables, des formes qui bou- geaient aux soubresauts de la petite veilleuse. Doucement, doucement, les idées se confondaient dans le cerveau d’Auradou. Il sentait le sommeil l’envelopper avec la plénitude impérieuse qu’il a lorsqu’on se rendort, le matin venu. Les larmes qui avaient coulé sur ses joues, tan- dis qu’il priait, séchaient lentement leur trace… De son ex- cessive faiblesse se dégageait actuellement un bien-être sin- gulier, comme si une aspiration continue lui eût soutiré peu à peu le sang de ses veines, le suc de ses muscles, la moelle de ses os, et qu’insensiblement, comme d’un vase qui fuit, la vie de son corps s’en fut allée. – 110 – III Cependant, midi sonnait sur la vieille montagne. Les couvents répondaient aux collèges, les collèges aux cha- pelles – en noces aiguës ou graves, lentes ou pressées, mê- lées aux préludes carillonnants des quarts. Dans l’école, – pareilles aux figures encapuchonnées qui sortent des horloges sur le coup de midi, – des silhouettes en soutane s’étaient mises à circuler, l’heure sonnant. Elles émergeaient de l’ombre des corridors, filaient vers les esca- liers, et disparaissaient dans les sous-sols où sont les cui- sines et les réfectoires. La salle des Pères était entièrement séparée de celle des élèves. Jamais ceux-ci ne voyaient leurs maîtres assis à une table et mangeant. Ils ne les apercevaient que dans la supé- riorité de l’enseignement, ou, les jours de fête religieuse, dans l’or des chasubles et la fumée de l’encens. Les Pères entraient au réfectoire le plus souvent isolés, les mains dans l’ouverture de la manche, la tête un peu pen- chée en avant, le pas glissant. Quelquefois, deux, côte à côte, parlant bas. Les uns aux autres, ils se jetaient des re- gards de côté, sans déranger la tête, et saluaient parfois en soulevant automatiquement la barrette. Ce réfectoire était une sorte de cave, mal éclairée, l’humidité suintant aux nervures de la voûte. Une table en fer à cheval l’occupait tout entière, recouverte d’une nappe grossière. Au sommet du fer était la table réservée au rec- teur, qui présidait, – et les sièges allaient s’alignant à droite – 111 – et à gauche, devant les assiettes de porcelaine : deux par place, l’une sur l’autre. Rien de moins luxueux que le ser- vice. Les couverts étaient en étain. Çà et là, une énorme ca- rafe en verre épais, et des bouteilles de vin rouge. Entre les deux branches inférieures du fer, une sorte de chaire était installée. C’est là que se plaçait le Père chargé de la lecture pendant les repas… Aux murs, de grandes scènes pieuses, médiocrement peintes, s’étalaient dans des cadres de bois, et un Christ d’ivoire étendait ses bras de cadavre sur l’ébène d’un crucifix. La table s’était garnie de soutanes. Les noirs convives restaient immobiles, debout, attendant le recteur. Ils ache- vaient silencieusement leur examen de conscience, cet exa- men particulier recommandé par saint Ignace vers le milieu de la journée. Le P. de l’Étang apparut enfin, en belle lévite neuve, le chapeau à cornes à la main, – ayant mis le rabat de soie que les jésuites ne portent que dehors. Il salua légèrement de la tête et gagna le haut bout de la table. Il dominait tous les autres, avec sa taille extraordinaire. D’une voix basse de prédicateur qui veut forcer le silence, il murmura les paroles latines du Benedicite, prononçant très correctement, traînant sur les longues, glissant sur les brèves, comme les Italiens. Les Pères lancèrent bien d’ensemble, en mineur sourd, les répons latins… — Dominus ! — Amen ! – 112 – Et l’on s’assit. Deux domestiques, deux gros Alsaciens à figure idiote et à cheveux rouges, apportaient la soupe fu- mante, dans des vases ventrus posés sur des disques de bois, et si lourds que ces forts gaillards, pour les maintenir, ar- quaient leur buste en arrière. Un jeune Père était monté, dans la chaire, et lisait vive- ment, recto tono, la vie du saint du jour, une histoire de mor- tifications entremêlée de réflexions. Comme il finissait, le P. de l’Étang secoua légèrement la sonnette posée devant lui. Tous les yeux se levèrent, et le lecteur, qui allait entamer une histoire de la mission du Pa- raguay, resta en suspens. — Mes Révérends Pères, fit le recteur, j’ai reçu au- jourd’hui, à l’instant même, de Sa Sainteté Léon XIII, une bénédiction spéciale à l’adresse de l’école Sainte- Geneviève… Notre Saint-Père le Pape veut sans doute ré- conforter les soldats au moment de la lutte… En l’honneur de cette bonne nouvelle venue de Rome, Deo gratias. Deo gratias, – c’était la formule qui supprimait la lecture du jour et permettait les conversations à table. Véritable évènement dans la vie uniforme des Pères, qui, en dehors de cas extraordinaires comme celui-ci, n’avaient le Deo gratias qu’aux fêtes concordataires et le jour de Saint-Ignace. Le lecteur était descendu de sa chaire, et, autour de la table, les conversations s’engageaient, tandis que les domes- tiques servaient du bœuf bouilli dans des plats profonds comme des cuves… C’était un entretien discret et sacerdo- tal, le vol à peine bruissant d’un essaim… La voix du P. de l’Étang dominait ce chuchotement. Il causait avec ses voi- sins, le P. Gombert et le P. Chabrier. – 113 – — … Je ne puis rien prévoir, disait-il… Ni moi, ni per- sonne. Ce sera l’affaire d’une dizaine de votes. Aucun de nos amis n’est affirmatif, et vous savez si j’en ai vus, pendant ces derniers jours !… M. Chesnelong, par exemple, ce matin même. — Dame, à coup sûr, fit le P. Gombert, dont toutes les phrases commençaient ainsi, – cela dépendra seulement du centre… Les deux alsaciens enlevaient les assiettes sales et po- saient sur la table des épaules de mouton ficelées et risso- lées, dans une sauce abondante. Le P. Chabrier, tout en dé- coupant sa part, s’écria : — Le centre ! le centre !… Quelle mare aux grenouilles que ces gens-là !… Dire qu’il ne se trouvera pas un bon gé- néral pour flanquer tous ces pantins-là par les fenêtres, crebleu ! et plus vite que ça – et déclarer en faillite la Chambre, le Sénat et leur infâme République par-dessus le marché !… Quelques éclats de rire accueillirent cette sortie. On connaissait la marotte du P. Chabrier, bonapartiste enragé, qui rêvait toujours un 18 Brumaire. La conversation devenait générale et roulait sur les évènements que cette journée mémorable allait voir se dérouler. Deux jeunes Pères de province, nouveaux venus rue des Postes, restaient seuls engagés dans un entretien particulier. — Je vous demande pardon, Père Ulrich, disait l’un d’eux avec vivacité, laissant refroidir sa tranche de mouton dans son assiette, il y a un moment où le droit de propriété cesse et où le droit de prendre est divin. – 114 – — Mais c’est du Proudhon, cela, c’est du communisme, exclamait le P. Ulrich, un ancien normalien entré au novi- ciat… — Ce n’est rien du tout, c’est la vérité. Tenez, par exemple, un accaparement de blé, comme sous Louis XV… Une ville meurt de faim parce que tout le blé est dans les greniers d’un homme. Croyez-vous que le peuple n’ait pas le droit de forcer la porte de ce grenier-là ?… — Peut-être, fit le P. Ulrich. Mais savez-vous qu’on irait extrêmement loin avec ces théories-là ?… Quel est votre avis là-dessus, père ? ajouta-t-il, en se retournant vers un vieux jésuite. — Mon avis, répliqua celui-ci assez sèchement, est que ces questions sont bonnes à traiter ailleurs qu’ici, avec des domestiques qui écoutent. Les deux jeunes Pères rougirent et ne dirent plus rien, faisant mine d’écouter ce que racontaient, vers le haut bout, les autorités… Là-haut, la conversation, le dîner finissant, était devenue très animée. On parlait des mesures à prendre si l’article 7 était adopté. Le P. Codex, un vieil archéologue très savant et très original, émettait cette opinion : — Après tout, qu’ils nous chassent, qu’ils nous empê- chent d’enseigner. On m’a déjà mis à la porte de l’Autriche, de l’Italie, de la Belgique et de la France… Nous ne pouvons pas faire le bien, malgré le bon Dieu… Nous prendrons notre retraite, parbleu. — Nous nous retirerons à Athis ! nous pêcherons à la ligne, poh !… répliqua le gros préfet. – 115 – Tout le monde se mit à rire. Athis était une magnifique maison de campagne que les Pères possédaient sur les bords de la Seine, tout près de Paris. On apportait les desserts, des raisins secs et du fromage de Hollande. Peu à peu, si frugal qu’eût été ce repas, le dia- pason des conversations s’était élevé. Seul, au bas bout de la table, le Frère Agapit ne disait rien, achevant de tremper dans un doigt de vin pur une mouillette de pain – son repas de chaque jour. Le P. de l’Étang secoua sa sonnette, – coup préparatoire indiquant qu’on allait se lever. Il se fit un peu de silence et tout le monde entendit la voix du recteur qui résumait le dé- bat. — Voyez-vous, mon Père, disait-il au P. Chabrier, tout cela est dans les mains de Dieu… C’est lui qui dictera leur sentence à nos gouvernants, dans cette séance à laquelle je vais assister… Que sa volonté s’accomplisse ; nous sommes prêts. On se taisait. Tout à coup, légère, insaisissable comme un souffle, et avec cela très distincte, une voix passa dans le silence de la salle, qui disait : — Veillez et priez ! Tout bruit cessa subitement. Les yeux se tournèrent vers le bout de la table, où le Frère Agapit, ayant repoussé devant lui son verre dont il avait épuisé les dernières gouttes, avait les mains croisées, les yeux relevés vers le pla- fond, sa tête ayant pris une expression extatique, comme celle des saints personnages, sur les vitraux. C’était lui qui avait parlé. – 116 – À la rue des Postes, cet homme étrange avait sa lé- gende. On contait de lui des choses merveilleuses, à mi- voix ; les Pères laissaient entendre qu’il avait été un grand personnage dans son pays, en Espagne ; – frère de roi, di- saient quelques-uns. Il fallait bien qu’il y eût là-dedans quelque chose de vrai, puisque seul des coadjuteurs on le faisait s’asseoir à la table des Pères… On lui attribuait le don de prophétie, et l’on racontait qu’une fois, – il y avait long- temps, – un domestique était venu tout effaré dire au Père préfet qu’étant entré dans la chapelle à l’ombre tombante, il avait vu le Frère Agapit suspendu au-dessus du sol, devant le chœur, à un mètre au moins de haut… Rarement, très rarement, il élevait la voix à table. Beau- coup de Pères présents ne l’avaient même jamais entendu parler en public. Aussi se fit-il autour du fer à cheval un si- lence religieux, un silence d’église ; le P. de l’Étang ; qui sou- riait mystérieusement, avait mis un doigt sur sa bouche. La voix reprit, avec ce même sifflement pénétrant : — Veillez et priez… L’heure approche où le fils de l’homme sera livré. La vue des disciples est courte. Ils se ré- jouissent parce que Pilate n’a trouvé en lui aucun motif de condamnation ; et ils ne voient pas que tout à l’heure le peuple va le crucifier. Il se tut de nouveau… Saisis par ces étranges paroles, tous écoutaient, les plus éloignés faisant de leur main un cornet autour de leur oreille. — La maison est vide, poursuivit le F. Agapit. Les saints sont proscrits… triste cosà… Le troupeau est dispersé. Ré- jouis-toi, Inigo, toi qui demandais pour ton ordre la persécu- tion ! – 117 – Du cartel noir accroché au mur, au-dessus du grand christ, les douze coups de midi tombèrent dans ce silence… Les aiguilles marquaient une heure. — Douze ! fit lentement le Frère. Douze années de pros- cription… Les prêtres sont des hommes forts, et ils peuvent lutter… Mais les enfants, Seigneur, que deviendront-ils ? Ceux qui entrent dans votre maison, les disperserez-vous, les novices ?… Il cessa de parler. Une sorte de gêne planait maintenant sur les convives, et l’on se demandait intérieurement si le Frère en avait pour longtemps. Le P. de l’Étang, après un moment d’attente, se décida à sonner. Tous se levèrent. Le recteur récita les grâces… On sortit, en file, le P. de l’Étang en tête, puis le P. Ministre, puis le préfet, le procureur et la série des professeurs. Quelques instants après, le F. Agapit restait seul dans le réfectoire, toujours assis, les yeux levés, méditatif… Les gros Alsaciens desservaient autour de lui, bruyamment, s’appelant, s’interpellant en allemand, cassant des assiettes, comme s’il n’eût pas été là. C’était l’envers du religieux ac- cueil de tout à l’heure, le mépris du vulgaire pour les saints… Alors le Frère se leva, quitta le réfectoire, remontant len- tement l’escalier de pierre… Il se dirigea vers la chapelle et y pénétra. C’était lui qui s’occupait de la sacristie, qui ornait l’autel. Vivant dans cette pénombre du sanctuaire, au milieu des cires et des encens, il y avait pris sa pâleur d’hostie. Ses yeux, accoutumés à la nuit de la chapelle, distinguè- rent une forme accroupie dans un banc. Il s’approcha dou- – 118 – cement et reconnut Auradou, toujours endormi dans la même posture. Un instant, il l’observa. L’ostiaire dormait, les mains jointes appuyées sur le dossier du banc de devant, la tête sur ses mains. Son som- meil était sans doute traversé de rêves, car des soubresauts agitaient tout son corps et sa bouche remuait. Il murmura, assez nettement : — Tu es libre, libre… libre. Le F. Agapit haussa légèrement les épaules. Puis, re- marquant qu’une bande de soleil entrait par l’entrebâillement des persiennes, il alla les fermer herméti- quement… Ensuite il se retira dans la sacristie. De temps en temps il reparaissait, allant et venant comme une apparition, apportant des candélabres à branches, des fleurs, des vases, tout l’appareil dont s’ornait l’autel aux grands jours… Quelle fête préparait-il donc ?… Le jour n’avait rien de solennel et c’était l’époque où chôme la pompe liturgique, le temps morne de la sainte quarantaine. * * * Un bruit singulier, un bruit de grondement et de roule- ment, celui qu’on entend la nuit, près des plages, réveilla Auradou. Il ouvrit les yeux dans la nuit, courbaturé, ankylo- sé par ses huit heures de sommeil. Autour de lui, l’ombre s’éclairait à peine de quelques lueurs faibles qui tremblaient derrière les globes dépolis des lampes… Les bancs étaient vides. La clarté rouge de la veilleuse clignotait devant le chœur. Et, de dessous le plancher, montait comme le re- mous d’un flot. – 119 – Il détendit ses bras, cherchant à se rendre compte. Il sentait qu’il s’était réveillé d’un effort violent, ayant eu à se- couer l’étreinte d’un cauchemar, rêvant qu’il était encore dans un train affolé qui l’emportait vers Paris. Mais bientôt ses idées s’éclaircirent… Cette solitude qui l’entourait était celle de la chapelle, où il était venu le matin, fou de douleur, à la nouvelle du départ de Jeanne… Seule- ment il ne s’expliquait pas la nuit qu’il faisait, se refusant à croire qu’il eut dormi si longtemps. Et puis, ce bruit de foule le déroutait, ces voix indistinctes qui se rapprochaient et s’éloignaient… Tout à coup, une clameur formidable, sortie à la fois de mille poitrines, monta d’en bas ; puis, le piétinement d’un troupeau humain lancé dans les escaliers. Aux deux bouts de la chapelle, les portes s’ouvrirent, battantes, tandis que le gaz, soudain levé, inondait la nef de clartés. Un flot d’élèves se précipita, riant, parlant, débordant, envahissant les bancs, apportant un air du dehors et comme un parfum de pluie. Des Pères étaient mêlés à cette foule, le chapeau à la main, en lévite de sortie. Auradou se réfugia au bout de son banc… Est-ce que son rêve continuait ?… Les portes de la chapelle se fermè- rent, un peu de silence se fit sur cette foule bruissante… Le P. de l’Étang apparut, sortant de la sacristie, et n’ayant pas encore eu le temps d’ôter son rabat. Il s’avança vers la ba- lustrade du chœur, et d’une voix un peu entrecoupée, – lui si maître de lui d’habitude, il dit : — Mes chers enfants, vous savez la grande nouvelle. L’article 7 est rejeté au Sénat… On ne nous défend plus de vous enseigner – on ne sépare plus les pères de leurs fils. En bas, tout à l’heure, une voix a proposé un Te Deum… C’était – 120 – si bien dans le cœur de tous que l’on a accueilli la proposi- tion d’enthousiasme. Les armées victorieuses entonnent des Te Deum les soirs de victoire. Ayons le nôtre pour celle-ci, nous autres, soldats du Christ. Le recteur se retira. Auradou, hébété, écoutait tout ce- la… Il comprenait très vaguement… Mais subitement cette clarté d’éclair qu’a la poudre en s’enflammant incendia le chœur. Des langues de feu se tor- dirent sur des fils de coton, enlaçant des cierges innom- brables, des ifs de lumière, des écussons de gaz. Un cri s’échappa des poitrines, tant la chose avait été inattendue. Le nom du Frère Agapit fut sur toutes les lèvres… Voilà la fête qu’il préparait. Alors, des profondeurs de la chapelle, l’orgue tonna, at- teignant le registre des notes très basses, pareilles à des ac- clamations d’armées. Les voix s’élèvent, toutes les voix, un unisson formidable alternant avec les mesures de l’orgue : — Te Deum laudamus ; te Dominum confitemur !… Auradou ne chantait pas… Il sentait s’exalter en lui une sorte de rage inconsciente. Autour de lui, les murs de la cha- pelle semblaient secoués de battements sous l’explosion des voix, et il entendait distinctement les vitres trembler. Cependant, le fracas de l’orgue, comme une vague se brise et s’éparpille, s’apaisait. Le chant s’envolait à travers les pluies perlées des hautes octaves ; des voix séraphiques, des voix troublantes au timbre féminin, s’appelaient, s’isolaient, se mariaient en vocalises d’allégresse… Et cinq cents voix mâles tonnaient à leur tour, appelant à la partici- pation de leur triomphe, les trônes, les dominations, les puissances – tout le paradis. – 121 – Puis tout se tut, comme dans l’attente du Verbe. Le P. de l’Étang, debout, grandi par la cône de la chape, nimbé d’auréole par les nuages éclairés d’encens, se dressa sur le fond resplendissant du chœur, devant les marches de l’autel… L’oraison achevée, on entonna le Tantum ergo ; l’ostensoir plana un moment sur tous ces fronts courbés, vite relevés aux strophes du Laudate. Auradou, impatienté, attendait la fin. La tête lui tournait au milieu de tout ce bruit, et il souffrait horriblement dans son corps. Enfin les deux coups de claquoir résonnèrent, rythmant la dernière génuflexion. Les élèves gagnèrent les dortoirs, Auradou, chancelant, quitta la chapelle, au moment où le Frère Agapit éteignait les cierges. Il s’enfuit, avide d’être seul. Comme il atteignait la porte de sa chambre, il entendit dans le vestibule voisin le P. Malescot qui causait avec un collègue : — Oui, disait-il assez bas. Sans doute, ce rejet ne sauve rien. Évidemment on nous chassera tout de même. – 122 – IV Mon cher enfant, ne m’entendez-vous pas ? C’est le saint jour de Pâques, aujourd’hui. Auradou avait perçu le son de ces mots à travers une demi-somnolence, qui, depuis quelques heures, allait s’éclaircissant. Cette fois, il entrouvrit les yeux. Il eut l’impression d’un milieu clair et gai qui l’environnait ; – d’une clarté douce de soleil tamisée par le calicot blanc des rideaux, – d’un bon lit. Auprès de lui, il reconnut Moriceau et le P. Jayme, – qui avait dit : — C’est le saint jour de Pâques, – aujourd’hui. Leur présence ne l’étonna pas. Confusément, au milieu de cette longue nuit qu’il venait de traverser, il avait eu conscience qu’ils étaient là. Il les regarda, sourit, et dit : — Père Raymond !… Où suis-je ?… Comment êtes-vous là ?… Le Père s’assit à son chevet, et, le menton posé sur le traversin, lui expliqua… Pauvre petit Jules ! Voilà dix-huit jours qu’il était malade, – depuis le Te Deum… — Oh ! le Te Deum, c’est vrai, je me rappelle, fit Aura- dou. — Oui, continua le jésuite gaiement, parlant toujours à voix un peu basse, pour ne pas faire mal à la tête du conva- lescent. Je ne sais pas si c’est la politique qui vous avait – 123 – tourné la tête, mais le lendemain, quand le bon F. Agapit est venu pour vous réveiller, vous avez brandi votre chandelier et vous avez voulu l’assommer. — Bien vrai ? fit l’ostiaire en riant de tout son cœur. — Je crois bien, que c’est vrai ! N’est-ce pas, Moriceau ? Moriceau sourit. — Mon pauvre abbé, dit-il, vous avez passé une mau- vaise quinzaine. Je suis venu vous voir tous les jours, depuis le commencement des vacances. Non, ce que vous m’avez dit de choses extraordinaires, voyez-vous, c’est inénarrable. Jules resta un moment silencieux, comme s’il eût cher- ché dans sa mémoire ces choses extraordinaires qu’il avait dites… Puis il reprit : — Je vous remercie d’être venu. Et, passant la main sur son front : — Mais il y a une chose que je ne comprends pas… Comment êtes-vous ici, Père Raymond, et comment con- naissez-vous Moriceau ? Le Père hésita. — Moriceau et moi, nous avons fait connaissance dans votre chambre d’infirmerie, ici même. Quant à ma présence à Paris, c’est affaire de la compagnie, rien de plus. De pro- vince à province, vous comprenez bien qu’il soit parfois né- cessaire de se voir, surtout maintenant que les décrets ont paru. — Quels décrets ? fit Auradou. – 124 – — C’est vrai, dit Moriceau, il ne sait pas. Ils lui expliquèrent comment le gouvernement s’était vengé du rejet de l’article 7 par la promulgation de deux dé- crets. L’un forçait les ordres religieux à demander l’autorisation de vivre : l’autre dissolvait simplement la So- ciété de Jésus, laissant toutefois les collèges subsister jusqu’à la fin de l’année. — Alors ? questionna Auradou, qui se perdait dans toutes ces nouvelles. — Alors, mon cher Jules, nous sommes dissous, fit gaiement le jésuite. Que voulez-vous ? À la guerre comme à la guerre. Nous nous défendrons d’abord légalement, – nous nous ferons mettre dehors, s’il le faut… Mais, bien sûr, nous ne partirons pas de plein gré… Auradou, pénétré de l’extase qu’accompagne toute con- valescence, regardait le soleil manger peu à peu la blancheur des rideaux de fenêtre… Des sons de cloches arrivaient du dehors, et celles de Saint-Étienne-du-Mont semblaient tinter dans la chambre même. Jules répéta : — C’est le saint jour de Pâques… Je voudrais me lever. — Ah ! ça, non ! pas de bêtises, grommela une grosse voix derrière le lit. Vous vous lèverez quand on vous le per- mettra. Pour que vous essayiez encore d’assommer le F. Agapit ! Poh !… C’était le préfet. Toute la journée, il y eut dans la chambre un défilé de Pères. Jamais Auradou ne s’était trou- vé si entouré, si fêté. Son cœur se dilatait, doucement ré- chauffé par cette atmosphère de tendresse. Il voyait, cette – 125 – fois, les Pères tels qu’ils étaient effectivement, et non plus à travers un brouillard de souffrance et de rancune. Il les trou- vait bons, excellents, pleins de prévenances et de dévoue- ment. À peine deux ou trois fois, dans les rares moments où il fut seul, une image qui le troublait vint flotter devant ses yeux. Mais il s’en détourna avec terreur, avec haine, devi- nant que là était la source de son mal. Le soir, le P. Jayme resta en tête-à-tête avec lui jusqu’à neuf heures. Il lui dit : — Écoutez, Jules. J’ai une bonne nouvelle à vous an- noncer. Mais dormirez-vous bien si je vous la dis ? — Oh oui ! Père, répondit le jeune homme. Je crois que je vais très bien dormir. Je suis tout ensommeillé ! — Eh bien ! le P. de l’Étang, qui vous aime beaucoup, veut vous voir tout à fait guéri. Le médecin a dit que vous souffriez surtout du mal du pays… — Il me renvoie ? fit Auradou, anxieusement. — Non… C’est-à-dire… Il vous donne quinze jours de congé… Quand vous serez vaillant, nous partirons ensemble pour Nicole… Allons, vite, dormez !… Il l’embrassa et le laissa seul. Nicole ! Revoir Nicole ! Était-ce possible ? Auradou le croyait à peine, tant il se sentait encore prisonnier. Il s’efforça quelques instants de rester éveillé, pour garder sa pensée pleine de l’idée du retour… Pourtant, c’était la terre seulement, l’auberge, le grand frère, la vieille Maria, qu’il re- verrait. Plus de Maison Verte, plus de rendez-vous sous les peupliers… L’idée de la femme l’épouvantait à présent… Convalescent timide, il se réjouit de ce qu’il n’aurait pas de – 126 – luttes à soutenir là-bas. Et rien que l’idée de revoir le cher pays suffisait à l’alanguir, à l’emplir d’une émotion défail- lante, comme celle qui naît de la possession d’une femme désirée. Ses paupières s’appesantirent malgré lui, il s’endormit. … Les mots du P. Jayme : quand vous serez vaillant, nous partirons ensemble, – firent plus que tous les remèdes pour la guérison d’Auradou. Pendant les jours de convales- cence, il vécut dans un perpétuel enchantement. Entouré de la sollicitude de tous, la confiance lui revenait et l’amour de la compagnie… Alors, il éprouva le besoin de se sentir l’âme blanche, pour mieux jouir de l’incroyable félicité qui le pos- sédait. Il se confessa au P. Jayme, avec une effusion et une joie de pécheur revenu au bien. Sa conscience, pourtant, n’était guère chargée, et la vie de reclus qu’il menait rue des Postes n’avait laissé que peu de place à des fautes graves… Mais il s’accusa d’avoir péché par l’esprit, – d’avoir eu de lourdes désespérances, – des révoltes… Puis, cachant sa tête dans le sein du jésuite, il fit l’aveu de l’enfant prodigue : — Père, j’ai péché contre le ciel et contre vous !… Contre vous ! Il s’en voulait, comme une femme qui a failli oublier ses devoirs et que son mari reconquiert, – il s’en voulait d’avoir donné, dans l’absence, moins d’affection au P. Jayme. Il le lui avoua, saisi, tremblant, prêt à se rouler à ses pieds quand il vit cet aveu amener une larme dans les yeux du prêtre. — Père Raymond ! pardon ! pardon !… Je vous aime !… Je vous aime autant que Pierre ! Je vous aime plus que le P. de l’Étang. – 127 – Et le jésuite très ému, très troublé, le serrait contre lui, l’embrassant avec passion, et lui disait, le tutoyant pour la première fois : — Cher petit !… Je ne t’en veux pas… Tu as été cruel pourtant de m’oublier. Ton frère et toi ont été mes deux uniques affections au cours de la vie, et – c’est mal ce que je dis là – mais je crois que je t’aime mieux que lui. Ils partirent ensemble, le samedi suivant, vigile de Qua- simodo… Avant de l’emmener, le P. Jayme avait eu quelques scrupules ; la blessure était-elle enfin cicatrisée dans cette âme d’enfant animant un corps d’homme ? — Est-ce bien prudent de revenir là-bas, lui avait-il de- mandé ? Voyons… est-ce fini ? — Oh ! oui, Père, disait Auradou ; je vous le jure. Tenez, je n’y pense plus. Les premiers jours que vous étiez là, j’ai fui cette idée… Maintenant elle ne me fait plus peur. Et baissant la voix : — Hier soir, tout seul dans ma chambre, j’ai voulu voir si j’étais vraiment vainqueur… Et j’ai dit tout haut son nom : Jeanne Béziat. Je m’attendais à ce que mon cœur sautât… Non, rien… Je suis guéri. De fait, il se sentait une liberté d’âme complète. L’heure avait sonné pour lui de la récompense ; la récolte était mûre, engraissée par les sueurs de son front et le sang de sa chair. Oh ! l’instant béni qu’ont traversé tous les appelés de la vie religieuse ! Il ne regrettait plus rien – rien – des joies laissées derrière lui. Il n’éprouvait qu’une avidité croissante de faire des vœux, de n’être plus le simple enfant de lin dans la mai- son du Seigneur. Faire des vœux ! Être novice ! quel rêve ! – 128 – — N’est-ce pas que je ne souffrirai plus comme j’ai souf- fert, Père Jayme ?… — Non, répondait le jésuite, un nuage au front. Non, bien sûr. Ce sont les premiers noirs qui sont les plus noirs… Pour vous, pauvre enfant, le commencement du chemin a été particulièrement pénible. Vous aurez encore des tris- tesses. Mais qui n’en a pas ?… Jouissez de la grâce des heures paisibles. Ils partirent seuls, le soir, à huit heures passées, par la ligne de Bordeaux. Avec une délicatesse de femme aimante, le jésuite avait voulu épargner à l’enfant le souvenir des premières étapes, et il le ramenait, comme les Mages dans leur pays, par un autre chemin. Ce soir-là il régnait dehors une bonne tiédeur, le printemps hâtif verdissait les branches… Jules battait des mains. Le P. Jayme, au fond du cœur, était aussi profondément heureux. Ils prirent un des grands express nocturnes de la ligne de Bordeaux, et Jules, qui n’était jamais monté en pre- mières, se carrait dans son coin, aux côtés du P. Jayme, jouissant comme un enfant. Autour d’eux, toutes les places étaient occupées : des dames parfumées, enveloppées de ve- lours et de fourrures, de vieux messieurs blancs et corrects, des jeunes gens gantés avec soin, la courroie diagonale d’un nécessaire barrant le pardessus. Ces gens avaient le respect du prêtre, et les avaient laissés passer avec une affectation de sympathie, et de courtes inclinaisons de tête. Vers Étampes, l’un d’eux, voyant que personne ne cau- sait ni ne lisait plus, tira le rideau de la lampe, et le compar- timent s’emplit d’une lumière bleuâtre, lueur de boudoir où flottent des reflets de veilleuse. Jules, la main dans celle du – 129 – P. Jayme, se trouvait aussi bien que dans son lit, et si char- mé qu’il murmura à l’oreille du prêtre, avant de s’endormir : — Je suis heureux… Il ne se réveilla qu’au jour naissant, et son premier re- gard rencontra les yeux du P. Jayme… Sa main, toute la nuit, était restée dans la main de l’Ami, et ils échangèrent une pression tendre. — Nous sommes arrivés, cher enfant. — Déjà ? à Nicole ? — Non, il faut changer de train. Mais à Bordeaux. Dans moins de deux heures, nous verrons Pierre. Et, posant le doigt sur le ressort du store, il dit : — Tenez, regardez !… Jules regarda, et poussa un cri d’admiration. À travers la fumée confuse, à la fois violette et dorée, des matins hu- mides, – Bordeaux jaillissait de l’horizon en pointes innom- brables de mâts de navires, en flèches dentelées de basi- liques, en rostres étincelant à leur faîte. La Garonne apparut, large prodigieusement, roulant comme une traînée de soleil liquide dans son énorme flot jaune, – entrevu à travers la puissante enchevêtrure du pont tubulaire. Tout le monde dans le compartiment s’était entassé vers les portières. Et Jules, fasciné, disait tout haut, faisant sou- rire les gens autour de lui : — Que c’est beau !… que c’est beau !… C’est bien plus beau que Paris. – 130 – Trois quarts d’heure plus tard, ils roulaient vers Ton- neins, seuls cette fois dans leur compartiment. Jules, penché aux vitres, ne parlait plus. Ses lèvres ouvertes, sa poitrine di- latée aspiraient l’air natal, et il lui semblait que chaque inspi- ration le fît plus vigoureux, comme les gouttes bues d’un vin cordial. Il s’étonnait de voir qu’en une seule nuit l’été fût ve- nu, pendant qu’il dormait. À Paris, ils avaient laissé l’enfance de la terre, les premiers sourires de l’année : ici la terre était femme : son odeur montait au cerveau, et comme d’un man- teau elle cachait de verdures épaisses sa nudité. Auradou reconnaissait la forme des églises du pays, le mur en triangle avec un trou pour la petite cloche, et les ous- tals dans les creux de route, et les plantations de tabac, – des pousses vertes naines, disposées régulièrement comme le quadrillage d’un papier : Soudain il appela : — Père, Père, Nicole ! Le père se pencha. Non, ce n’était pas Nicole, dont une heure au moins les séparait encore. Seulement, le paysage s’était entrouvert sur un tournant de Garonne, et tous, même pour l’habitant, se ressemblent à s’y tromper. C’était le même paysage gris, doucement gris – l’eau grise, les aubiers grisâtres, les peupliers gris, l’horizon gris. Nulles rives de fleuve n’évoquent une telle vision d’infini. Ce paysage – im- mobile et fuyant tout ensemble – ce lointain où le cours d’eau s’enfonce, dégage une sollicitation puissante, intense, à venir, à s’enfoncer avec lui vers l’horizon qui le reçoit et ferme sur lui son mystère… Jules, brisé de l’émotion qu’il avait eue, s’était abattu sur la poitrine du Père et pleurait abondamment. Larmes dé- – 131 – licieuses, rançon de celles qu’il avait pleurées six mois aupa- ravant, quand il lui avait fallu laisser le pays. À la gare de Nicole, ils virent un prêtre qui attendait. Auradou poussa un cri et se précipita dans les bras de son frère. Il le regardait, ne pouvant parler. Comme Pierre avait des cheveux gris, maintenant ! Troublé démesurément, l’aîné serrait son jeune frère contre lui, et dans son émotion ne trouvait que ces mots : — Oh ! petit, petit ! quel bonheur ! Quand ils furent un peu calmés, Jayme, qui jusque-là s’était tenu à l’écart, s’approcha. Il se sentait vaguement gê- né devant son vieux camarade… Il en avait peur. Ne lui ra- menait-il pas l’enfant affaibli, presque malade encore ?… Mais Pierre n’eut pas un regard de reproche ; il était trop heureux. Tous trois montèrent la côte vers le village. Jules ne pouvait parler… Il avait une peur : c’est que tout cela ne fût pas vrai, – car il s’était déshabitué de la joie. Tant de fois il l’avait fait, ce rêve du retour, qui disparaissait le matin à l’appel du Frère Agapit !… Mais non, il ne rêvait pas. Voici, juste en face de la gare, l’immense parc et le château de Lafont, qu’habitent les de Coincy. Voici la maison des Auradou – l’ancienne auberge ; les lilas ont des fleurs autour, et les clématites. Sur le seuil la vieille Maria est debout, tout émotionnée aussi, la pauvre fille. Elle ouvre ses bras à Jules, qui s’y jette éperdu, haletant, fou de bonheur, et qui l’embrasse comme du pain, tandis que la bonne femme, fondant en eau, lui dit : – 132 – — Oh ! moussu Jules, bous aïmi, poudets aou crézé, bous aïmi bien !… Jules avait onze jours à passer au pays. Il vécut les pre- miers comme vit une bête, mangeant avidement, dormant la nuit d’un sommeil de plomb, – et se grisant tout le jour de l’odeur de la rivière et des champs… Dès le lendemain, Pierre avait repris son impassibilité. Il laissait le jésuite et l’enfant s’en aller seuls à travers la campagne, comprenant peut-être qu’ils avaient des choses à se dire. S’il en souffrait au fond de son cœur, lui seul le savait. Ils refirent ainsi les courses de jadis… La première fois qu’ils passèrent le pont de l’écluse et qu’ils suivirent le sen- tier de l’île, le jésuite tremblait. Ils n’avaient pas reparlé de Jeanne depuis le soir du voyage, craignant sans doute d’évoquer les vieux fantômes… Une force irrésistible leur fit pourtant reprendre le chemin connu, pareils aux blessés dont la main va d’elle-même tourmenter les cicatrices. L’île, à ce moment, ne se ressemblait plus… Le prin- temps, chose singulière, s’y montrait moins hâtif que sur les rives. De cette opacité de verdures qui avait abrité l’idylle d’antan, la trace se retrouvait à peine dans les lignes d’arbres parallèles, au feuillage court et rare. Il faisait clair au travers de tout cela ; la terre était rase dans les espaces dépourvus d’arbres où, quelques mois auparavant, les balais dressaient leur moisson floconneuse… Les deux hommes marchaient sans rien dire. Ils atteignirent l’extrémité de l’île et s’y arrêtèrent, debout. Jayme, à ce moment, regarda Au- radou d’un œil de policier qui surveille le coupable au lieu de la confrontation. Le talus était là, tout près d’eux, non plus avec sa verdure roussie de l’automne, mais vêtu d’herbe courte, d’une nuance claire et bien verte. À quelques pas, – 133 – une souche se dressait : le printemps, victorieux, la couvrait déjà de petite mousse tendre. Jules, pensif, regardait. — À quoi songez-vous ? — Je songe au passé, répondit le jeune homme. Et ses yeux s’éclairèrent d’un sourire. — Vous rappelez-vous ? continua-t-il. C’est ici même que vous nous racontiez vos histoires du noviciat. Savez- vous que le gant basque a été pour beaucoup, en ce temps- là, dans ma vocation ?… Le Père sourit à son tour. Dans le secret de son âme, il admirait le merveilleux effet de la grâce qui – certain jour de la vie du prêtre – vient lui supprimer son sexe. Il se disait que ce jour était venu pour son enfant, dont la chair glorifiée ne tressaillait même plus en face des lieux témoins des vieilles caresses. Il le vit pareillement indifférent devant les contrevents clos de la Maison Verte ; personne maintenant n’habitait plus là : toute la famille, quelques jours après le départ de Jeanne, s’était transportée à Bordeaux. Un écriteau, déjà la- vé par les pluies et jauni par le soleil, était collé sur la porte, et disait : « À louer. » Rassuré cette fois, le jésuite quitta Nicole deux jours avant celui où Auradou devait reprendre seul le chemin de Paris. Lui s’en allait en Espagne, au célèbre couvent de Uclès. Qu’allait-il y faire ? Il ne s’expliquait point clairement là-dessus, même avec Jules, tournant d’un air enjoué les questions qu’on lui posait. – 134 – Resté seul avec son frère, l’ostiaire fit une découverte : il s’avoua que le séjour de Nicole lui pesait. Maintenant qu’il avait reconquis la santé et l’équilibre, Paris, vu à travers le mirage de l’éloignement, ne l’effrayait plus… C’était sa voca- tion de prêtre et de religieux qui l’appelait là-bas : il avait, lui choisi de Dieu, une autre vie à mener que cette vie de pay- san rentier qu’il vivait ici… Descendu dans son cœur, il le trouvait calme, plein de fortes aspirations, de résolutions gé- néreuses. Il lui semblait que le P. Jayme lui avait donné, avant de le quitter, quelque chose de son enthousiasme et de sa sérénité… Pourtant, le dernier jour, il voulut bien s’emplir les yeux du paysage aimé, afin de pouvoir, une fois disparu, l’embrasser d’un seul effort de souvenir. Derrière Nicole s’élèvent les coteaux de la Pech de Bère, bout extrême du chaînon qui sépare les deux vallées, Lot et Garonne. De ces coteaux, le pays entier se découvre… Jules commença l’ascension vers cinq heures, ayant dit à son frère qu’il serait de retour au moment du souper commun. La journée avait été d’une pureté admirable, presque chaude vers l’heure de midi. Maintenant que descendait le soir, l’air s’imprégnait d’odeurs fraîches autour du pèlerin, qui, flâneur et distrait, suivait les détours du petit sentier. Il s’attarda devant la ferme accroupie, son toit rasant le sol, juste au pied du coteau. Des poules piaillaient ; des fumiers fumaient dehors, dans leur jus roux, – et cette fumée même était aromatique. Après, c’étaient des champs de vigne esca- ladant le revers, des ceps tordus jaillissant du sol comme des poings crispés. Çà et là, une tranchée crayeuse, une coupure à vif dans la terre… – 135 – La montée est rapide : Jules ne pensait à rien et soufflait un peu tout en marchant. Soudain, une voix parla au-dessus de lui. — Bienvenu êtes-vous, monsieur l’abbé, à l’Ermitage. Le pauvre ermite se recommande à vous !… L’ostiaire leva les yeux et reconnut l’ermite de la Pech de Bère, avec son froc couleur de bête et sa barbe hideuse. Maintenant, les longues galeries creusées en cet endroit dans la craie du roc par des mains inconnues, sont inhabi- tées… Seuls, les amoureux y viennent par couples, affamés d’obscurité, s’enfoncer sous les voûtes. Mais, en ce temps-là, la grotte servait d’asile à un bonhomme de mine rusée, fin comme l’ambre, humble et quémandeur. Il s’y était installé de lui-même et y vivait, descendant de temps à autre remplir son cabas à Nicole, à Clairac, à Aiguillon. On racontait de lui d’étranges histoires. Parfois, disait-on, les filles s’égaraient sur le coteau, possédées de curiosité. Jules tira de sa poche une pièce blanche et la donna à l’ermite, refusant d’entrer, comme celui-ci l’offrait. Puis il s’éloigna, hâtant le pas. Cette rencontre lui gâtait le plaisir de sa promenade. Véritablement, l’ermite sentait le vice, le vice nu et malpropre, l’odeur des mauvais lieux. Le cœur d’Auradou se souleva, et, comme toutes les impressions des sens ont leur écho dans la mémoire, il se souvint qu’il avait eu exactement le même mouvement de répugnance le jour où Jeanne l’avait touché. Le pli du dégoût se creusa sur sa lèvre ; prêtre selon le vœu de l’Église, en ce moment, il les confondait tous les deux, l’ermite lubrique et la fille, dans le même mépris. – 136 – Mais il s’aperçut qu’il ne montait plus. Il releva les yeux, et s’arrêta, pris à la séduction du paysage. Il avait atteint le haut du coteau, et, du sentier qui longe la corniche, il em- brassait maintenant la double vallée… C’était l’heure nup- tiale de la campagne, où le soleil baissant éteint les bruits avec les clartés, – et la terre, dans cette dernière caresse du jour, avait l’apaisement d’une femme qui s’endort. L’ostiaire mit les deux mains sur sa poitrine, gonflée d’un besoin inex- plicable de pleurer. Sa respiration haletait. Pourtant il con- naissait de vieille date ce panorama des deux vallées, – celle du Lot, la vallée des Prunes, – avec sa rivière d’un bleu de plomb, ses arbres plus rares, les collines sombres de son ho- rizon ; celle de la Garonne, où s’entassent les verdures, les boules grises des aubiers, les peupliers sveltes. Jusqu’aux lointains chaînons qui fermaient l’horizon, le paysage était plat, sans un ressaut, mais merveilleusement cultivé, semé de villages rouges, d’oustals solitaires, de petits châteaux. C’était cette monotonie même de la plaine qui dégageait une impression intense d’immensité. L’œil s’en allait à l’infini pour rencontrer le mur des collines, subitement éboulé vers la droite ; et la Garonne s’en venait par cette trouée, – la Ga- ronne dont on distinguait à peine des taches d’argent à tra- vers les triples rideaux de peupliers… Maintenant le soleil était tout près de disparaître… Le ciel devenait pâle et rose… Une fumée s’exhalait de la terre comme une haleine, et, au travers, la terre paraissait bleue… Çà et là, de petites lueurs s’allumaient, et des chants loin- tains de coqs coupaient le silence. À mesure que la nuit descendait, l’émotion d’Auradou devenait plus poignante. Des larmes jaillirent de ses yeux, qu’elles ne brûlèrent point. Il parla tout haut dans la soli- – 137 – tude, effrayé aussitôt par sa propre voix, tant elle lui parut déchirante et changée. — Je suis un paysan, murmura-t-il, traduisant le secret de son attendrissement. Toute cette terre qui s’immobilisait sous le soir, il la sen- tait sienne : il se sentait tout pétri d’elle, comme s’il eût été fait d’un peu de cette glaise rougeâtre, remuée çà et là par les socs de charrue… Soudain le soleil, dépassant l’horizon, disparut. Comme un rideau se tire, un voile couleur de plomb enveloppa les deux vallées. Alors Jules s’affaissa sur le sol, saoul d’émotion. Ses doigts se crispèrent sur les touffes d’herbe, et il baisa la terre à pleine bouche… — Je t’aime ! disait-il… Je t’aime ! je t’aime ! La vie a de ces haltes, où les bruits vivants se taisent, où l’homme, face à face avec les choses, appelle de toutes ses puissances une union confuse avec elles. – 138 – V Jules rentra à Paris, cette fois, avec une sorte de soula- gement. Les derniers jours, là-bas, il avait trop senti l’odeur du pays lui monter aux narines. Il se tâtait encore à présent, à peine rassuré, – fier pourtant de sentir que sa chasteté n’avait pas été atteinte, même à fleur d’âme… La lourde porte de l’École Sainte-Geneviève s’était re- fermée sur lui. En gravissant l’escalier de pierre, il repensa à cette autre montée qu’il avait faite, suivant la redingote du Frère portier. Toute une vie avait tenu pour lui dans ces sept mois. Son cœur avait été broyé par la souffrance, moulu comme le froment des Écritures. Plaies de l’âme, maladies du corps, – effusions de grâce, tentations soutenues et re- poussées, il avait connu toutes ces choses. À présent qu’il revenait, plein de courage, il lui semblait que l’épreuve était finie, – et qu’il entrerait au noviciat vers les premiers jours d’août, bien préparé à la vie religieuse. — Seigneur, murmura-t-il, vous m’avez éprouvé. Do- mine, probasti me. Jusqu’à sa chambre, il ne rencontra personne, car il était tard dans la soirée. La clef qu’on lui avait donnée dans la loge tourna à vide dans la serrure, sans ouvrir. Il s’impatientait, poussait la porte. Le bruit finit par atti- rer un Père. — Chut ! chut ! fit celui-ci. Auradou répliqua : – 139 – — Je ne peux pas ouvrir ma porte. — Mais vous n’êtes plus ici, répondit le Père. Vous êtes au bout de l’autre corridor, la dernière chambre après le pe- tit escalier. On ne vous l’a donc pas dit ?… Non, on ne le lui avait pas dit. Le Frère portier n’était pas dans sa loge, et c’était un des petits enfants qui lui ser- vaient d’auxiliaires qui avait ouvert la porte. L’ostiaire gagna sa nouvelle chambre mécontenté. Il y a des états de l’âme dont le moindre choc détruit l’instable équilibre. La nouvelle chambre donnait, non plus sur la rue Lho- mond, mais sur la cour des saint-cyriens de première année. Elle était certainement plus vaste et plus belle ; mais cela ne faisait rien, il regrettait l’autre. Il y avait assez souffert pour l’aimer ! Il comprit alors que des lambeaux de son cœur res- teraient collés aux murailles de ce couvent, quand il le quit- terait pour le noviciat. Sur son lit il trouva des vêtements civils. Les Pères, pré- voyant des vexations du gouvernement, prenaient leurs pré- cautions et se préparaient, le cas échéant, à quitter l’habit. Dès le lendemain, le préfet l’appela. — Vous voilà gaillard, mon bon Jules ! L’air natal, hein ?… Plus de spleen ?… Vous avez bu de l’eau de la Ga- ronne et ça vous a guéri, comme de l’eau de Lourdes ! Poh !… Jules sourit. Il avait fini par s’habituer aux façons du préfet et par aimer sa rondeur toute franche. – 140 – — Vous allez passer dans les honneurs, continua celui- ci. Il y a un peu de remue-ménage pour le quart d’heure à l’école, puisque nous devons déguerpir à la fin de l’année. On organise Jersey et Cantorbéry, pour la prochaine rentrée, et nous avons déjà des Pères de partis. Donc il faudra sur- veiller en récréation un jour sur deux les pipos, un jour sur deux les cyrards. L’idée d’avoir à surveiller ses camarades de cours ne souriait guère à Auradou. Il tenta une prière. — Oh ! Père, si c’est possible, pas les saint-cyriens. — De quoi ? fit brusquement le préfet, se retournant, vous avez peur qu’ils ne vous mangent ? Ah ça, mais, pas de noviciat possible, si vous voulez choisir vos petites occupa- tions… Poh !… Jules baissa la tête et sortit. Il s’humiliait. C’était vrai : il était un mauvais religieux, attaché à ses goûts, rivé aux exi- gences de la chair et de l’esprit. Comme il était loin, grand Dieu ! de la perfection de ceux qu’il voyait autour de lui !… Ceux-là patients, admirables, vivaient leur vie monotone sans une révolte, sans une apparence d’ennui… Il débuta par les polytechniciens – les « taupins » – comme on disait à Sainte-Geneviève. Ceux-là, il ne les re- doutait pas, les sachant bonnes gens, peu bruyants, sérieux. Les grandes cours avaient pris leur physionomie de prin- temps. On ne jouait plus au ballon, comment avant Pâques… Des bandes se promenaient, face à face, marchant alternativement en avant et en arrière, suivant l’usage des séminaires. Sous les hangars, les billards étaient installés, et quelques jeux de croquet plantés en terre, çà et là… – 141 – Beaucoup de taupins, sur les bancs, bâillaient silencieu- sement au soleil. Moriceau, quand il vit Auradou, se détacha d’un groupe et s’approcha en souriant. Il souriait toujours. — Voilà le cher abbé, fit-il en lui tendant la main. Il pa- raît que vous nous surveillez ?… Mes compliments… Et ce voyage ?… Nicole est toujours à sa place ?… — Toujours, répliqua Auradou… J’ai laissé mon ha- meau tout fleuri par l’été. — Naturellement… toujours l’été : vous me l’avez déjà dit. Quand on demande à un Gascon des nouvelles de son pays, il met toujours du soleil dans sa réponse… Il n’y a pas de quoi être si fier, vous savez. Le P. Codex, quand il était jeune, a évangélisé un pays où il fait toujours 42 degrés… Moriceau connaissait toutes les histoires des Pères. Il les disait volontiers, et plaisamment. — Ah ! fit l’ostiaire. Je ne savais pas que le P. Codex eût été missionnaire. — Si, si… Il faut l’entendre raconter ses aventures ! Entre nous, je crois qu’il en ajoute un peu – mais c’est plus drôle. Il était tombé dans une peuplade où il fut très bien ac- cueilli… Il les convertit tous. Le chef l’adorait et l’appelait « son frère. » Quand il l’eut baptisé, l’autre fut si content de n’avoir plus de péché sur la conscience qu’il voulut absolu- ment lui faire cadeau d’une de ses femmes… Vous voyez d’ici le P. Codex avec sa négresse sur les bras !… — Il pouvait toujours la prendre, dit Auradou. – 142 – — Oh ! oui !… Mais là-bas, ce cadeau a des consé- quences. Il faut donner des preuves qu’on ne l’a pas dédai- gné. Justement, le P. Codex ne donna pas ces preuves-là. — Et alors ? — Alors, le chef a voulu le manger… Singulier goût, n’est-ce pas ?… Mais, après tout, dans sa jeunesse, il se peut que le P. Codex fût très appétissant… … — Tenez ! fit Moriceau en s’interrompant et en po- sant la main sur la manche d’Auradou, regardez venir le P. Malescot. Nous avions oublié la consigne : Nunquam duo ! En effet, le jésuite, ayant parcouru un arc de cercle très ouvert, s’avançait vers les deux jeunes gens. Moriceau le sa- lua, en le regardant narquoisement… Le Père, un peu gêné, murmura : — Je viens voir comment vous allez, Frère Auradou. Jules tressaillit… Frère !… le titre des novices !… C’était la première fois qu’on le lui donnait. Moriceau, voyant la situation compromise, la sauva en s’écriant : — Ah ! monsieur l’abbé ! ceci est un coup droit ! Vous voilà bombardé de la Compagnie. À quand le « Révérend Père ? » Tous deux sourirent. Moriceau avait son franc parler avec les Pères, qui l’aimaient, le sachant sincèrement dé- voué, et avec cela intelligent, ambitieux, influent sur les ca- marades. – 143 – — À propos de Père, reprit Moriceau en se grattant la tête, dites-moi donc un peu, Père Malescot, où vous avez pris, vous autres jésuites, le droit de vous appeler comme ce- la ? — Mais, murmura le jésuite, c’est le droit de tout le monde, de tous les religieux… Tous font comme nous. — C’est singulier !… J’ai vu dans l’évangile ces paroles de Notre Seigneur : … Et, entre vous, vous ne vous appellerez pas Père, parce que vous n’avez qu’un vrai Père, qui est aux cieux. Moriceau était merveilleusement ferré sur la lettre des Écritures. Il travaillait cela à la messe, le matin, lisant et reli- sant la Bible, tant par prière que par goût. Le P. Malescot souriait. Il cherchait une réponse. Il ob- jecta : — Il y a Maître, et non Père, – Rabbi, – dans l’Évangile, je crois. — Non, non, reprit Moriceau. Il y a Rabbi d’abord, et Père après. Tenez. Il tira de sa poche un petit bouquin très souvent feuille- té, trouva vite le passage et montra le texte latin. — Est-ce clair, ça ? Est-ce mathématique ?… fit-il. Le jé- suite haussa les épaules et s’en alla. Moriceau riait aux éclats. — Voilà comment on met un homme en déroute. Par exemple, il ne faudrait pas essayer cela avec tous les jé- – 144 – suites, et je m’étonne que le P. Malescot n’ait pas répondu. La colle que je lui ai poussée est enfantine. Et il expliqua à Auradou, avec un sourire de dilettante aux lèvres, la solution du problème : une explication bien embrouillée de casuistique. À la fin, éclatant de rire : — Eh bien ? Vous n’avez pas l’air convaincu, cher ab- bé ? — Si, si, murmurait Auradou. Vous êtes très fort. D’autres taupins, camarades de Moriceau, vinrent se mêler à eux, saluant poliment Auradou. La conversation se généralisa… L’ostiaire trouvait ces jeunes gens vraiment agréables, bien élevés, très simples, sérieux avec cela et ne prononçant jamais une parole risquée. Chez les saints-cyriens, ce fut autre chose. Du jour où il fit là ses débuts de surveillant, un incident se produisit qui marqua bien à Auradou quelles difficultés il rencontrerait dans sa tâche. On venait de sonner la rentrée à l’étude. Les saints- cyriens affectaient de causer entre eux et de ne pas s’apercevoir de la présence d’Auradou. À deux pas de lui, Boiscolin et Château-Grandry, les inséparables, se portaient des bottes absolument comme s’il n’eût pas été là… L’ostiaire prit son courage à deux mains et les interpella. — De Château-Grandry, de Boiscolin… On a sonné. Il sentit que sa voix détonnait et que le finale s’éteignait dans le tremblement. – 145 – Les deux jeunes gens s’étaient retournés tout surpris, réprimant un sourire. Tandis qu’ils suivaient la file vers l’étude, Auradou, resté en arrière, les vit causer à voix basse. Boiscolin racontait évidemment quelque chose à Château- Grandry, qui faisait de grands gestes d’étonnement. Près de la porte de l’étude, dans la demi-clarté du corri- dor, Auradou se rapprocha d’eux par derrière. Il avait déjà le pas muet, l’allure d’ombre des jésuites. Il n’entendit que ces mots, dits par Boiscolin penché sur l’épaule de son camarade : — Si, si, je te le garantis… Dans l’auberge même, sur le foin. La porte de l’étude était refermée depuis plusieurs mi- nutes, et le corridor avait repris son silence ; Auradou restait debout, comme frappé en plein cœur, devant cette porte close. Deux mots flambaient dans sa tête : — L’auberge !… le foin !… De quoi avait-il voulu parler, ce misérable ?… Est-ce qu’il savait ce douloureux mystère de la naissance d’Auradou, – mystère que lui-même ne connaissait qu’imparfaitement ?… Il regagna sa cellule, remuant ces idées. Peu à peu, la ré- flexion lui amenait un peu de sang-froid… Non, Boiscolin ne pouvait savoir, c’était impossible… Ces deux mots pronon- cés n’avaient, en somme, rien de surprenant. Quelque his- toire de vacances, sans doute !… – 146 – Oui, c’était cela… L’aventure lui parut claire comme si vraiment on la lui eût racontée… Une fille d’auberge sur- prise par ce grand garçon au débotté, au moment où il des- cendait de cheval, après une promenade. Il demandait qu’on donnât à manger à la bête… Et la fille le précédait dans l’écurie… Auradou se complaisait à penser cela. Tout d’un coup, il s’aperçut que c’était tout justement l’histoire de sa mère. Et il pleura. Il pleurait la misère originelle de sa naissance. Il pleurait plus amèrement le rêve qu’il avait fait en croyant que l’épreuve était finie. Cependant les jours coulaient. Mai finissait presque, le plus joli mois de l’année parisienne, le mois des marronniers épais, des pelouses grasses… Même dans l’enceinte sévère, murée, de Sainte-Geneviève, le sourire du mois charmant pénétrait… Entre les deux cours, celle des saints-cyriens et celle des polytechniciens, le parc des Pères amoncelait ses massifs énormes de verdures, des verdures opaques, étroi- tement treillagées comme tout ce qui enceint la vie privée des religieux. Des tonnelles hautes abritaient des bancs ; çà et là s’élevait une statue pieuse : Vierge blanche empoussié- rée aux paupières, au nez, aux plis du manteau, à toutes les saillies du plâtre, saint Stanislas Kotska, douce figure de rhé- toricien ensoutané ; Jésus, montrant du doigt son cœur dé- coloré par les pluies… Des soutanes noires circulaient sous les allées couvertes, pareilles à des personnages de lanterne magique, ayant l’air de filer au ras de terre par simple glis- sement. D’autres Pères, immobiles, lisaient leur bréviaire, de – 147 – cette voix sifflante du religieux, contenue toujours dans le médium du registre… Sur les pelouses, les fleurs souriaient. Des géraniums vermillonnés, comme des taches de minium aspergeant le velours ras des feuilles ; des salvias bleus, des orchidées… Ailleurs, le dôme ovoïde d’un massif de plantes grasses, – les feuilles soignées et variées de tons comme des fleurs, jaune clair tigré de brun, vert éteint, roux ainsi que des papiers de tentures… Le soin mondain d’un jardin de riche s’étalait dans ce coin de monastère, dispensé par le Frère Joachim, le jardinier. Auradou n’en jouissait guère… Non, l’épreuve n’était pas finie pour lui… Elle se précisait au contraire, rendue plus douloureuse parce qu’elle se doublait d’une désillusion… Il était revenu, tout plein du souvenir de sa convalescence, quand la tendresse de chacun semblait s’efforcer de l’envelopper et de le guérir. Et maintenant il maudissait la santé reconquise, car depuis qu’il la possédait à nouveau, il retrouvait chez les jésuites la même réserve obstinée à son égard, – la même opposition systématique à toute tentative de communauté… Aussi, il descendait rarement à la récréa- tion des Pères, entre une heure et deux heures. Quand il ar- rivait, il lui semblait qu’on se taisait, qu’on changeait d’entretien. Il devinait qu’il était gênant. Évidemment, il était encore à la porte du sanctuaire : on ne le laissait pas soule- ver le voile et pénétrer avec les grands prêtres… Alors il montait dans sa chambre, et, des heures en- tières, un cahier d’algèbre ouvert devant lui, il s’abîmait dans ses songeries. Ou bien, il prenait du papier et écrivait au P. Jayme des lettres où, peu à peu, sa fièvre des mois précé- dents s’avivait, brûlant les pages. – 148 – — Personne ne m’aime, ici, s’écriait-il dans ces lettres. Il se trompait. Les Pères l’aimaient, bien sûr, mais de cette affection collective qui exclut les caractères séduisants de l’amitié : l’épanchement et le secret. Il devinait qu’il subissait encore une épreuve. Et, dans le fond de sa conscience, il trouvait cela juste en somme. N’était-ce pas cette loi de l’épreuve antérieure qui faisait de l’Ordre quelque chose de spécialement sûr, de spécialement discipliné ? N’était-ce pas à cette dure école qu’avait été formé le bataillon de religieux austères, pleins de tous les dévouements et de toutes les abnégations, qu’il avait sous les yeux ? Il s’avouait la nécessité de cette longue veillée d’armes, mais elle lui pesait et il aspirait de toutes ses forces au bon- heur d’entrer, novice, dans l’établissement de Jersey, avec ce droit spécial que donne à la confiance la communauté de l’exil. Et comme il aurait eu besoin, à cette heure même, de se confier, de s’appuyer sur un ami ! Les saints-cyriens lui fai- saient, chaque jour, la tâche plus dure, – grands gamins cruels dont la cruauté se doublait d’un mépris voulu et sa- vant. Mépris du noble pour le fils d’aubergiste : mais, sur- tout, – mépris de l’élève des religieux pour l’abbé séculier. À mesure qu’il sentait croître autour de lui l’hostilité des élèves, Auradou s’aigrissait. Il souffrait davantage, étant iso- lé, et devenait lui-même injuste et vexatoire pour répondre aux vexations et aux injustices. Des anecdotes bizarres cou- raient maintenant sur lui, parmi les élèves, et bien que les taupins n’aimassent guère les saints-cyriens, il constatait chez eux-mêmes un peu de défiance. Heureusement, Mori- – 149 – ceau, ami de tout le monde, chef incontesté de sa division, le protégeait auprès des camarades et empêchait la persécu- tion de s’étendre. Tout cela – chose terrible – Auradou n’osait le dire à personne. Un jour il avait essayé d’en tou- cher deux mots au préfet, mais celui-ci l’avait vertement en- voyé promener. — Ah ! vous ne savez pas les tenir ?… Eh bien, vous ap- prendrez à vos dépens… Poh !… nous passons tous par là ; sauf des gens à part, comme le P. de l’Étang qu’on ne peut pas voir sans tomber à ses genoux. Allez, allez-vous-en, et ne me parlez plus de cela. Dès lors, Auradou se sentit à peine défendu par les Pères et même abandonné par beaucoup d’entre eux. À cette époque, la grande question agitée entre les autorités de la maison, était celle de l’avenir de l’école. Les Pères, là-dessus, se divisaient. Les uns tenaient pour le maintien de l’école, quand même, avec des séculiers ou même des laïques, s’il le fallait. Les autres, intransigeants, voulaient qu’on fermât la maison, qu’on la vendît et qu’on quittât en secouant la pous- sière de ses sandales cette terre criminelle qui rejetait ses ensemenceurs… Ceux-ci tiraient un argument de l’insuccès d’Auradou dans ses fonctions de surveillant. — Voyez, disaient-ils, comme la maison sera tenue quand nous ne serons plus là !… Insensiblement, Auradou, pris de désespérance, se re- plia sur lui-même. Il en voulait à tous les Pères de l’abandonner ainsi. Confuse encore – par un revirement – 150 – mystérieux – la haine lui venait qui hante tout prêtre séculier contre les religieux. … Un jour, toute cette animosité qui, parmi les élèves, s’amassait sur la tête de l’ostiaire, éclata. Pourquoi ? Pour rien. – Un saint-cyrien plus osé que les autres, qui lui cria l’injure d’abord murmurée tout bas : – Scorpion !… Ce fut le signal du débordement. Maintenant, dès qu’il paraissait, ce mot sifflait de partout. On écrivait cela sur les murs, à la craie ; le long des escaliers : des infinités de scorpion s’enlaçant, s’enchevêtrant, flamboyant en lettres blanches… Et des appels dans les cours, sur deux notes, l’une aiguë et l’autre grave, Scor-pion. Ce n’était rien, c’était enfantin et in- signifiant, et cela lui transperçait le cœur. Avec cela, des mots drôles et cruels partant en fusée, faisant rire les Pères eux-mêmes, – une explosion formidable de ridicule. Le soir, ses bourreaux s’endormaient, n’y pensant plus, ne lui en voulant même pas au fond. Lui, dans sa chambre, pleurait des larmes chaudes, crispant ses poings, de rage, sur les draps. Révolte de paysan contre des nobles, – une révolte à faire voir rouge. – 151 – VI Fichue journée pour le Grand-Prix, murmura mélancoli- quement Boiscolin, regardant la pluie fine et continue ravi- ner de rigoles le sol sableux de la cour. Il s’adossait, les mains dans les poches de son veston, au vieux mur du hangar, habillé ce jour-là de tentures cra- moisies, avec des portraits de saints, des écussons accro- chés… Les vêpres venaient de finir, et tous les élèves, sor- tant de la chapelle, s’étaient réfugiés sous cet abri… Seuls, deux ou trois philosophes, bravant l’eau, se promenaient tête nue dans la cour. — Ce qui m’amuse, dit Framery, c’est le jet d’eau de cir- constance qu’on a dressé au milieu de notre préau comme les autres années, le jour du banquet du recteur… Vrai, cette fois-ci, nous n’avions pas besoin de ça… — Peuh ! reprit Boiscolin, toutes ces tentures rouges, ce jet d’eau, – tout cela m’agace… Elles sont d’un goût détes- table d’abord, les tentures. Le hangar a l’air d’une église le vendredi saint. L’idée était très juste et fit rire. Boiscolin, mis en train, continua : — Et puis c’est grotesque de mettre cette fête du rec- teur, le banquet des anciens élèves et tout ce qui s’ensuit le jour même du Grand-Prix… Pour peu que cela finisse tard, à Longchamps, il n’y aura personne ici ce soir. Mon frère, en tous cas, m’a dit mercredi qu’on pourrait se passer de lui. – 152 – — On s’en passera bien, va, de ton frère, répliqua vive- ment Framery. Moi, je trouve indigne d’un ancien élève de la boîte de ne pas venir aujourd’hui, que ce soit le Grand-Prix ou non. Bon Dieu !… c’est la dernière fois qu’on verra les Pères, on va les chasser, – et on n’aurait pas le cœur de venir leur serrer la main… Tout le monde, à l’entour, approuva Framery. Il avait l’enthousiasme communicatif et une façon de parler qui en- traînait. Boiscolin vit qu’il n’aurait pas la galerie de son côté et prit son parti en souriant. — Allons, ne te fâche pas, Albert de Mun, fit-il… Mon frère viendra. Je disais cela pour te faire parler. Il tendit la main à Framery, qui la prit, riant le premier, comme toujours, de son emballement. Boiscolin lui passa le bras sous le sien, et dit : — Viens voir mon pauvre Château, qui essaie de placer Robert-the-Devil. Il l’entraîna vers le milieu du hangar. Là, sous un tableau représentant Saint-Ignace, un groupe s’était formé autour de Château-Grandry, qui, un carnet à la main, lisait ses cotes : Robert-the-Devil 4/5 Beauminet 10/1 Le Destrier 12/1 Arbitre 15/1 Poulet 15/1 Les autres 50/1 – 153 – Il promena son regard sur le groupe qui l’environnait. Personne ne parla. — Pas de succès, Château, lui cria la voix métallique de Framery, qui arrivait avec Boiscolin. Château-Grandry haussa les épaules. Puis, s’adressant aux autres : — Cré nom de nom ! Si on n’y met pas plus d’entrain que ça, ce n’est pas la peine de continuer. Depuis le com- mencement de la récréation, j’ai donné deux fois Le Destrier, et puis c’est tout ! – Merci, je me retire des affaires. Et il fit mine de rentrer son carnet dans sa poche. — Deux louis sur Arbitre, fit une voix. Château releva la tête : — C’est vous, Auvarley, qui en voulez ?… Deux louis sur Arbitre… Bon. Il inscrivit le nom. — Château, hurla un gros garçon roux, la voix éraillée, Château, mon ami, je te mets cinquante francs sur Robert. Le jeune bookmaker sourit. — Cinquante francs ? drôle d’affaire… tu ne gagnes que huit écus, tu sais… Enfin, cela te regarde. — Dis donc qu’il perd ses cinquante francs, fumiste, fit Boiscolin se mêlant au groupe. — Il les perd ? Pourquoi ça ? repartit vivement Château- Grandry. – 154 – — Parce que Robert-the-Devil ne gagnera pas… Tu le sais aussi bien que moi, voyons. Et il regardait son ami dans le blanc des yeux. — D’honneur, répliqua Château, devenu pâle, je ne sais pas ce que tu veux dire. — Si tu ne sais rien, ricana Boiscolin, prends moi donc seulement cinquante louis de Robert. Je te le donne à égali- té, moi, et à qui en voudra. Château-Grandry réfléchit. L’assurance de Boiscolin le déroutait. Cet animal avait toujours des tuyaux épatants. Les autres riaient de la tête qu’il faisait. — Je t’en prends cent louis, dit brusquement Château- Grandry. Il venait de se rassurer en pensant que la veille même, son cousin, un intime du comte de Lagrange, était venu ex- près le demander au parloir afin de lui communiquer les derniers renseignements, et lui avait annoncé qu’il pariait lui-même mille louis sur Robert-the-Devil. Boiscolin fut surpris, il murmura : — C’est sérieux ? — Parfaitement. Veux-tu l’argent ? — Non, non… ta parole vaut de l’or, très cher. Mais je t’assure que cela me répugne de prendre comme cela cent louis à un ami. — N’aie pas de remords, va, répondit Château-Grandry. – 155 – — Si, si, j’en ai. Enfin, nous mangerons cela ensemble, voilà tout. Et il inscrivit le pari sur son carnet. Château-Grandry ferma le sien. Il ne voulait plus jouer au bookmaker, pour aujourd’hui. Ce gros pari qu’ils venaient de faire leur mettait à tous deux un peu de souci au front : à Boiscolin surtout, qui n’était qu’à moitié riche, ayant deux sœurs bonnes à marier – et dont le père criait comme un diable chaque fois que son fils le saignait. Ce qui l’avait déterminé à parier, c’était la confiance ab- solue qu’il avait dans Harry Star. Harry Star était un affreux petit palefrenier anglais, qui, jusque-là, ne l’avait pas trompé une seule fois. Drôle de relation qu’il avait nouée au Havre, pendant les vacances, dans un de ces cafés-concerts du port où de petites femmes à tignasse courte, taillée en écuelle, dansent la gigue en chantant des romances du Strand… Moyennant 60 francs par mois pendant la saison, Harry pré- tendait dévoiler à Boiscolin tous les dessous de la piste. Pour l’instant, Boiscolin et Château s’en étaient allés à l’écart et s’absorbaient ensemble dans la lecture d’une feuille de sport. Les journaux – quels qu’ils fussent – étaient proscrits de l’école. Auradou, qui surveillait, s’approcha des deux jeunes gens par derrière et dit sèchement : — Donnez-moi ce journal, Boiscolin ! Ils se retournèrent. Le Scorpion tendit la main. Mais Boiscolin roula vivement le papier en boule, et le lança, par- dessus le mur, dans la rue. Auradou était devenu tout pâle. – 156 – — Vous allez vous mettre aux arrêts jusqu’à la fin de la journée, fit-il. Et vous serez privé de sortie mercredi. Le jeune homme eut un léger haussement d’épaules et se dirigea vers le mur. Auradou le suivait des yeux. À mi- chemin, Boiscolin se retourna et cria à Château-Grandry. — Rappelle-moi que j’ai à te raconter une jolie histoire que m’a dite à Pâques mon oncle de Coincy. Au nom de « Coincy » Auradou avait eu un soubre- saut… De Coincy… Quels de Coincy ? Ceux de Nicole ? Il rapprocha ce nom des mots singuliers que Boiscolin pronon- çait depuis quelque temps, en le regardant… L’envie le prit de courir après lui, de l’arrêter, et de le forcer à s’expliquer. Il se maîtrisa d’un effort violent, et, les poings serrés sur ses bras croisés, il se remit à arpenter le long hangar, regardant d’un œil distrait les tentures rouges, les écussons dorés. Comme à Boiscolin, les préparatifs de cette fête lui étaient insupportables. Avec un réveil d’hostilité, il songeait qu’il lui faudrait assister le soir même à ce banquet auquel prenaient part, avec les anciens élèves et les premiers clas- sés des divers cours – tout le personnel ecclésiastique de la maison… Quel supplice ! Autour de sa rancœur, éclateraient des applaudissements à l’adresse de cette maison où on le torturait – et des jésuites qui l’abandonnaient… Le matin même, il avait écrit au P. Jayme une lettre où il disait : — « Je souffre, je souffre… Venez, vous qui êtes ma providence, j’ai besoin de vous. Je suis martyrisé par les élèves, méprisé par les Pères… Est-ce une épreuve qu’on me fait subir ? Si oui, elle est trop dure… Parlez pour moi, – 157 – P. Raymond… Écrivez qu’on m’enlève d’où je suis, que je parte… » … Le ciel, cependant, devenait moins noir, traversé maintenant par de petits nuages isolés comme des frag- ments d’un grand voile de crêpe qui se serait déchiqueté. Ces nuages couraient vite sur un fond gris et immobile, dé- coupé bizarrement par les murs de la cour et la crête des toits. En face de lui, Auradou voyait le perron de pierre qui mène aux corridors : les études des élémentaires, dont il apercevait les murs verts et les pupitres encombrés de pape- rasses. À gauche, la construction se retournait d’équerre, et l’ostiaire plongeait son regard dans sa propre chambre, par les persiennes entr’ouvertes. À deux pas de lui, le dos au mur, ses grandes jambes arc-boutées en avant, et les mains dans les poches, Boiscolin subissait sa peine. Du coin des yeux, Auradou le voyait cor- respondre avec Château-Grandry dans une espèce de langue de sourds-muets. Il était sûr qu’ils parlaient de lui. Ils riaient de temps en temps, à distance, reprenant avec affectation leur sérieux quand le Scorpion se tournait. La récréation touchait à sa fin. Des groupes de trois se formaient dans la cour, car, ce soir-là, les saint-cyriens avaient une promenade pour laisser libre leur cour et leur hangar, où, dans quelques heures, les tables du banquet al- laient être installées… Cette promenade devait libérer Aura- dou, qui ne les accompagnait pas, et déjà il s’impatientait, car le Père chargé de le remplacer tardait à venir… Soudain, en haut du perron de pierre, un homme parut, arrivant du corridor. Il portait un veston bleu à diagonales jaunes ; son pantalon, collant comme une culotte, moulait ses jambes cagneuses, tachées de boue du haut en bas. Sur la tête, il – 158 – avait une casquette hémisphérique, à visière. Il s’appuya sans façon sur l’un des piédroits de la porte, cherchant quelqu’un des yeux, et se mit à siffler doucement, entre ses dents. Boiscolin, d’un coup, l’aperçut. — Harry-Star, cria-t-il ; venez vite, tous, il a le ga- gnant !… Toute une bande se précipita vers l’Anglais, bousculant Auradou, qui ne comprenait rien. Un instant il n’aperçut qu’une grappe de dos accrochée à l’escalier. Un silence de mort se fit. Boiscolin demanda : — Eh bien ?… C’est Destrier ? L’Anglais ne répondit pas. Il tira de sa poche un chiffon de papier, odieusement sale, et le tendit à Boiscolin. — Voilà, fit-il en son jargon. Mauvais, le temps… C’est ceci je craignais pour le Destrier… Enfin, il se regagnera… Mister Boiscolin, à mercredi… Il s’esquiva, avec un drôle de sourire sur sa figure rava- gée. Boiscolin déplia le papier. Il devint tout pâle. — Tonnerre de Dieu ! murmura-t-il. — C’est The Devil, crièrent les camarades, haletants, suspendus à sa bouche ! — Eh oui, parbleu, c’est ce cochon d’Anglais… Château, ajouta-t-il, je te dois cent louis. Et il lut les autres noms d’une voix mal assurée, qui sonnait faux. – 159 – Alors, ce fut une tempête… La plupart n’avaient pas pa- rié sur le grand favori, mais sur Destrier placé. Les chapeaux sautaient en l’air et des hurlements partaient du groupe. Auradou, que tout ce bruit agaçait, se fraya un passage jusqu’aux marches du perron. Il tremblait de voir sa division surprise dans cet état d’effervescence par quelqu’un des Pères. Personne, du reste, ne semblait faire attention à lui. Boiscolin, qui ne savait pas perdre, jurait comme un païen, promettant d’étrangler le soir même Harry-Star. Auradou le toucha à l’épaule. Le jeune homme se re- tourna. En voyant le Scorpion il devint furieux et gronda : — Nom de Dieu, ne me touchez pas, vous !… ou je vous… L’ostiaire, interdit, recula un peu. Tout le monde, autour d’eux, s’était tu subitement, l’intérêt des paris disparaissant devant cette scène inattendue. Auradou vit les regards fixés sur lui, – amusés, railleurs. Il murmura, la voix entrecoupée, d’une drôle de façon qui souleva des rires : — Vous… vous allez… vous… vous allez me suivre chez le Père préfet. Mais Boiscolin aussi était excité, enragé de la perte de ses cent louis… Il cria : — Fichez-moi donc la paix, à la fin. Qu’est-ce que je vous ai fait pour que vous m’embêtiez toujours, mon pauvre garçon ?… Je n’ai pas été vous chercher… Il fallait rester dans votre pays, dans votre auberge… – 160 – Il s’arrêta. Auradou était sur lui, livide, bégayant. — Vous avez dit ? fit-il dans un sifflement, en portant la main sur le bras du saint-cyrien. — J’ai dit que vous nous fichiez le camp d’ici, nom de Dieu !… Lâchez-moi, à la fin, sale fils de catin, lâchez- moi !… Il ne put rien dire de plus. Auradou l’avait saisi à la gorge, et de ses poignets de fer, l’étreignait, l’étranglait… Ce timide, qui ne soupçonnait pas sa force énorme, soudaine- ment pris de rage, serrait ferme jusqu’à tuer… Cela dura un instant très court, au milieu d’une émotion qui enlevait à tous l’idée d’intervenir… Boiscolin se débattit convulsivement, la face injectée. Puis, comme Auradou desserrait les doigts, il tomba à la renverse, asphyxié. Sa tête buta contre le limon de pierre, et le sang jaillit… Il y eut un moment de stupeur. L’ostiaire, à la vue de ce sang, passa la main devant ses yeux. Dégrisé tout d’un coup, il se précipita par la porte ouverte, monta quatre à quatre les degrés de l’escalier, et s’enfuit dans sa chambre, dont il fer- ma la porte à double tour. Là, debout, le cœur battant, il entendait de la cour, mon- ter une grande rumeur… Mais il n’osait s’approcher de la fe- nêtre et regarder. L’avait-il tué ? Il le croyait, terrifié maintenant de ce qu’il avait fait. Il s’affaissa sur son lit. Étaient-ce bien ces membres veules, ces muscles, douloureux à présent, qui avaient accompli cela ? – 161 – Bien sûr, on allait le poursuivre dans sa chambre, le for- cer à venir, l’emmener en prison… En prison !… Et Pierre ?… Et le P. Jayme ?… Meurtrier ! lui !… Toutes ces idées lui martelaient le cerveau, se succédant avec une rapi- dité de délire… Cependant, rien ne venait… Peu à peu les battements de son cœur s’étaient calmés. Une rumeur de plus en plus con- fuse s’élevait d’en bas, comme celui d’une foule qui s’écoule. Il entendit la cloche sonner le coup bref de la promenade. Puis le silence se refit, complet. Toujours cloué dans la même posture, les membres rompus, il ne pouvait prendre sur lui de changer de place… Ses réflexions, à présent, se précisaient. Puisqu’on ne venait pas, puisqu’on était parti en promenade comme de coutume, c’est que Boiscolin n’était pas mort, – seulement blessé légèrement. Dans le silence de sa chambre, il se mit à parler tout haut, pas très fort… — Non, il ne peut pas s’être tué en tombant. Il n’y a pas eu de sang, presque !… Mais, c’est égal. On sait ce qui est arrivé… On va venir ; le préfet va venir. Tout d’un coup, une inspiration l’éclaira. Non, on ne viendrait pas aujourd’hui, sûrement. Il connaissait assez maintenant les habitudes des jésuites pour n’en pas douter… Le cas était trop grave… Aucun des Pères ne voudrait pren- dre de décision là-dessus avant d’en avoir conféré en con- seil… Et il devinait comment se passeraient les choses, le lendemain. On ne lui dirait rien, rien du tout. Seulement, on le remplacerait dans sa surveillance et on prendrait des me- sures… Lui ne saurait rien ; pas un reproche, rien que des yeux impassibles, des bouches muettes. Les heures de la journée se passeraient ainsi, doublement anxieuses, jusqu’au – 162 – moment où, affolé par le silence, il irait lui-même trouver le préfet. Non, vraiment, il ne pourrait pas supporter cela. Et puis, maintenant, il n’y avait plus à songer à être jésuite… — Je partirai !… Sa voix dit cela tout haut. Il lui sembla qu’une autre voix avait parlé. Il partirait… Il s’en irait n’importe où, libre… Dans le monde immense, comment vivre ?… N’importe, il s’y per- drait. Et, sensation nette, ses yeux de chair perçurent la vi- sion d’un homme qui se jette dans la foule, et de la foule noire qui se referme sur lui. En bas, des voix appelaient, des pas, des fracas de vais- selle sonnaient dans la cour. Jules, surexcité, rendu comme fort par sa décision, se leva, et s’approcha de la fenêtre. Par l’entrebâillement, il voyait. Les tables étaient installées sous le hangar, et les domestiques apportaient les paniers de vins, surveillés par un monsieur en habit, délégué de Corazza. Le polygone taillé dans le ciel par la ligne ardoisée des toits avait éclairci sa nuance. Les bouts de crêpe des nuages s’étaient comme volatilisés dans l’air laiteux, et des déchi- rures bleuâtres laissaient passer un peu de soleil. Auradou osa regarder le coin d’escalier où, tout à l’heure, il avait vu choir Boiscolin. Il chercha des yeux une trace de sang et ne vit rien. Peut-être à cette distance ne dis- tinguait-il pas. Peut-être avait-on lavé la place. Il refit la scène par la pensée : l’insulte, la lutte. Ses poings de paysan se crispaient, ses yeux voyaient rouge de nouveau… Et quand Boiscolin lui jetait à la face son : Fils de catin…, il l’étranglait. – 163 – Il retourna s’asseoir devant son bureau, et, tout de suite, un rayon de franc soleil vint l’y chercher, déchirant l’écran des nuages. Jules sentit comme un coup de fouet activer la course du sang dans ses artères. Il salua ce soleil, il salua sa liberté reconquise. C’était la vie qu’il allait reprendre, la vie naturelle. Il ne serait jamais prêtre… Toutes ces défenses ex- traordinaires qui entravaient jusqu’à sa pensée allaient tom- ber. Il n’aurait plus ces luttes atroces avec lui-même. Il songea longtemps, si longtemps qu’il perdit le fil de son rêve. Un bruissement de voix, mêlé à une sorte de cli- quetis de ferraille le rappela à lui. Il vint à la fenêtre et re- garda. De nombreux groupes stationnaient dans la cour. Il y avait des redingotes mêlées à des soutanes, – quelques ha- bits, – beaucoup d’uniformes. Polytechnique et Saint-Cyr dominaient, – puis Fontainebleau. Chaque nouvel arrivant qui apparaissait sur le perron était salué par des hurras. On se précipitait, on se serrait la main : les appels se croisaient : — Eh ! sapeur ! viens donc un peu ! — Vive le Bigor ! Puis, de vieux messieurs à cheveux blancs, à cravate blanche – tout blancs et noirs. Des colonels, un général même, causant avec le P. Chabrier, qui débordait d’orgueil au milieu de tous ces militaires… D’autres groupes étaient formés d’ingénieurs, en redingote unie, toujours un peu mal taillée, des modes passées, des chapeaux qu’on ne portait plus. Tout d’un coup, le silence se fit. Les regards s’étaient tournés vers le perron. La grande silhouette noire du P. de l’Étang venait de s’encadrer dans la porte, et à côté de lui celle d’un petit homme noir, à lorgnon, qui gesticulait beau- – 164 – coup… Auradou l’avait rencontré quelquefois dans le corri- dor des Pères, surtout depuis les décrets. C’était le prince de Cornouailles, un des députés monarchistes de la Bretagne, un ancien élève. Tous deux, le député et le jésuite, descendirent lente- ment les degrés de pierre. La foule houleuse des uniformes et des redingotes les suivit vers le hangar. Pendant quelque temps, le bruit régna des chaises remuées, des cliquetis de verres, de toutes les installations autour du gigantesque re- pas. Puis après le Benedicite dit par le Père recteur, on com- mença. De sa fenêtre – où il se penchait, captivé par la nouveau- té du spectacle, Jules voyait les tables parallèles, avec leurs nappes aux cassures de moire, leur double file de convives. Les premiers élèves des classements se trouvaient les plus rapprochés de lui, puis venait un amas d’uniformes de Poly- technique, puis la foule des anciens élèves civils. Au fond, tout au fond – les costumes des Saint-Cyriens – confondus dans une tache voyante marbrée de jaune, de rouge et de bleu. À une table surélevée, dressée perpendiculairement à toutes les autres, le P. de l’Étang présidait, entre le prince de Cornouailles et Mgr Favatier, le coadjuteur. À cette table, où étaient assises les autorités, il y avait des fleurs, des pièces montées de pâtisserie, des candélabres à beaucoup de branches. Auradou regardait cela en spectateur désintéressé, comme un voisin qui aurait eu une fenêtre ouverte sur cette fête intime. Au fond, il était bien étranger à tous ces banque- teurs. Ces gens ne s’occupaient pas de lui, et il leur rendait leur indifférence. – 165 – Le jour, dans cette cour enceinte de hauts murs, allait s’abaissant. La découpure du ciel, bleue tout à l’heure, pre- nait des tons verdâtres. Sous le hangar où les tables étaient dressées, l’ombre faisait déjà flotter indistinctement les lignes et les silhouettes. Jules Auradou songea qu’il lui fallait se préparer. Il s’était fait un vide dans sa tête, son cerveau s’était déblayé comme une aire, et une seule idée s’y dressait maintenant : — Je vais partir. Machinalement, il alla vers son armoire. Il voulait em- porter les lettres du P. Jayme et de son frère. Dans le placard ouvert, ses yeux tombèrent sur les habits de civils. Il eut l’idée de les revêtir : comme cela, on ne le reconnaîtrait pas. Il déboutonna sa soutane, ôta les culottes noires et pas- sa le pantalon, le gilet, le veston, sur sa chemise de prêtre. Il mit le petit chapeau de feutre sur sa tête. Son cœur battait à se rompre ; il dut s’arrêter plusieurs fois, terrifié, comme s’il commettait un sacrilège. La soutane restait là, les manches retournées, en travers du lit. Il n’osa la regarder, et, pour ne pas la voir, se sauva à la fenêtre. La nuit était épaisse, maintenant, sous le hall couvert, et on allumait les bougies. Le coin où étaient le prélat, le rec- teur et le prince s’éclaira alors d’une lueur résineuse et dan- sante, détachant sur le fond des tentures de grandes ombres aux mouvements singuliers. Soudain le P. de l’Étang secoua la sonnette placée près de lui. C’était le signal des discours… Un polytechnicien par- la le premier, voix vibrante comme un son de clairon… Puis les représentants des diverses écoles. Tout cela n’était qu’un – 166 – prélude, distraitement écouté au milieu d’un susurrement de conversations. Mais le prince de Cornouailles se leva. Auradou, de sa fenêtre, entendait clairement les phrases que scandait sa voix nette d’orateur habitué à la tribune : — Messieurs, – disait le député, – il peut vous paraître bien présomptueux de ma part de venir porter aujourd’hui la santé de gens condamnés à mort, et que quelques jours à peine séparent de leur exécution… Le discours se poursuivit ainsi quelque temps, d’une rhétorique facile, courtoise, agrémentée d’allusions poli- tiques sans grande méchanceté. Le prince, son toast porté, se rassit au milieu des applaudissements… Ce fut alors le P. de l’Étang qui se leva ; sa stature extraordinaire dominait les convives ; et quand il parla, – la voix musicale, tendre, pénétrante comme une voix de femme, – des frémissements coururent dans son auditoire… — Je tiens à vous remercier tous, disait le recteur, – vous, prince, qui à la tribune de la Chambre défendiez na- guère les droits des aumôniers et hier encore l’honneur du soldat ; vous, élèves de nos grandes écoles, Saint-Cyr, Cen- trale, Polytechnique… Il eut un mot de remercîment pour tous, – un mot per- sonnel qui allait au cœur, pour tous ceux qui étaient venus, en cette sorte de banquet de Girondins, se grouper autour de lui, et porter la santé de ceux qui partaient… L’auditoire était sous le charme… Mais l’enthousiasme fut au comble quand il revint à son sujet favori : — La France !… C’est elle qui vous attire ici ! C’est elle que vous aimez dans cette école. En vous parlant de la – 167 – France, je me répète, je le sais : vous en êtes témoins, tous – tous – je ne vous ai pas adressé la parole une fois depuis dix ans sans vous en parler… On applaudit frénétiquement, l’interrompant. Tous, électrisés, pensaient avec lui en cet instant. Ils se sentaient à une heure décisive ; les mains d’officiers, au côté gauche, cherchaient instinctivement des poignées d’épées… Moment superbe où tout souci d’intérêt privé s’évanouit : – l’heure où l’on fait prêter serment aux conjurés… Le recteur, après une minute de silence, continua. Aura- dou voyait sur le mur tendu de rouge son ombre grandie, gi- gantesque, comme une apparition évoquée dans ce coin lu- mineux qui trouait la nuit. Il disait, achevant son discours : — Allez donc, continuez nos leçons. Si la France voit s’éloigner vos maîtres, par vous du moins vos maîtres pour- ront la servir encore… Et la servir par vous, c’est la servir si bien que c’est la sauver ! Alors, ce fut un délire, un effarement. Tous se levèrent spontanément, grisés, galvanisés… Pour un mot, tous étaient prêts à jurer qu’ils le vengeraient, lui proscrit, qu’ils verseraient leur sang pour lui. Ce mot de combat, ils l’attendaient, ils souffraient de l’attendre. Le recteur regarda quelque temps cette foule levée et menaçante… Ses yeux eurent un éclair de fierté légitime. C’était son armée, ceux-ci !… C’était la petite troupe de Gé- déon, les trois cents qui ont bu de l’eau du torrent… Il les retrouverait, bien sûr, aux jours moins troublés. – 168 – D’un geste, il les apaisa. Puis, se levant de table, il des- cendit les gradins de l’estrade. Tous les convives s’étaient ébranlés à son exemple, avec ce bruit qu’ont, après les orages, les foules et la mer. Auradou comprit que le moment était venu. Il sortit précipitamment de sa chambre, le cœur serré par l’émotion. Il se précipita dans le corridor et atteignit l’escalier. Les lumières n’y étaient pas encore allumées. En bas, une multitude bourdonnante encombrait le chemin. L’ostiaire s’y mêla ; il se sentit presque porté jusqu’à la cour du parloir, jusqu’au seuil extérieur, par la foule qui s’écoulait. Il franchit la porte. Nul n’avait fait attention à lui. Alors, comme un fou, comme un voleur, il se mit à cou- rir, dépassant les bandes d’invités qui sortaient… Il tourna au hasard la rue des Irlandais et ne s’arrêta que sur la place du Panthéon, le souffle lui manquant. Autour de lui, tout était désert… Un omnibus immobile semblait abandonné à gauche, – deux yeux, l’un vert et l’autre rouge, ouverts dans la nuit… Le dôme énorme du Panthéon s’arrondissait sur le ciel tout pailleté d’étoiles ; entre les gros pavés inégaux, séchés par places, des flaques d’eau gisaient encore, des pluies de la journée. – 169 – TROISIÈME PARTIE – 170 – I Jemmapes, dit François, dit Lassoujade, avait quitté, vers les premières années de l’Empire, la grosse bourgade flamande où on lui apprenait à gâcher le plâtre et à manier la truelle, et s’en était venu de son pied, par la grand’route, jusqu’à Paris. C’était l’époque où toute une ville nouvelle sortait de terre sous le bâton magique d’Haussmann : l’heure du maçon avait sonné, et le bon ouvrier, celui qui, comme l’on dit, avale son mètre dans sa journée, avait aisément douze francs de ses neuf heures. Jemmapes était robuste et laborieux : il gagna vite de l’argent. Malheureusement il avait un défaut, commun à beaucoup de ses compatriotes : une dépravation de mœurs monstrueuse. Le Midi fait l’amour au soleil, comme les bêtes. Le Nord s’enferme dans des maisons closes, pour des débauches compliquées. Une jeune drôlesse des boulevards extérieurs s’attacha comme une sangsue aux poches de ce tâcheron économe : elle le prit, puis le retint par des manœuvres qu’il ignorait. Ils se mirent à vivre ensemble. La première année, Jemmapes travailla pour deux : Adèle le faisait filer doux, le trompait d’ailleurs avec tout le monde ; et, quand il regimbait, elle ta- pait dessus. Un jour, en voulant se garer d’une gifle, le gar- çon eut un mouvement si malheureux, qu’il donna du poing dans l’épaule de sa maîtresse, et l’envoya rouler à terre. Toute l’affaire était de commencer. Depuis ce moment-là, ce fut Jemmapes qui tapa et qui fut le maître. La fille continua à faire son métier ; lui trouva commode de laisser le sien : c’était au tour de l’autre de faire aller le ménage. – 171 – L’association fut rompue deux ans plus tard après une querelle où Jemmapes entailla d’un coup de couteau la chemise de sa compagne, et aussi un peu le sein droit, sous la chemise. La police le chercha, ne le trouva pas, puis le trouva. Il fit deux ans de prison et en sortit transformé, par- fait coquin. Toujours surveillé, il réussit à s’éclipser pendant une trentaine de mois, fut repêché ensuite dans un coup de filet qui ramena dix voleurs des Halles. Comme on le recon- nut, malgré le nom de François dont il se masquait, il ne s’en tira pas à moins de cinq ans. Sa peine finit en même temps que la guerre… Ulcéré de la malechance de sa vie, n’ayant pas même eu le plaisir de ses vices, la Commune le trouva tout préparé. Mais la « guigne » le suivait toujours. Il fut pris l’un des premiers, collé au mur et fusillé… Une seule balle, une balle ricochée, l’atteignit ; elle lui creva l’œil gauche et le jeta à terre, assommé du coup. Toute la nuit il resta au pied de son mur… Vers cinq heures, il se réveilla. La rue était dé- serte, les maisons closes. À peine leur œuvre consommée, les fusilleurs s’étaient sauvés, affolés à la nouvelle qu’une fa- brique d’alcools venait de prendre feu à côté… Jemmapes, dit François, souffrait horriblement de son œil qui achevait de se vider. Il sentit que quelque chose de lourd lui écrasait les pieds. Se penchant, il reconnut un gar- çon qu’il avait vu la veille dans la bagarre, avec lui. Celui-là était bien mort : un trou à la nuque, un autre au cœur ; il y en avait un d’inutile. Par habitude, Jemmapes fouilla les poches de l’individu, qui avait une tenue de contre-maître. Il y trouva – stupéfait du coup – deux mille francs en quatre billets de banque et un carnet de dépenses, avec ce nom : « Lassoujade. » Jemmapes mit le carnet et l’argent dans sa poche, secoua le macchabée de dessus ses jambes, et courut se cacher dans un hangar à voitures abandonné, en face de son mur. Il y resta jusqu’à la nuit, assis sur les coussins – 172 – d’une vieille tapissière. Il crevait de faim, gémissait de dou- leur, mais n’osait se montrer… La nuit revenue, il se décida à sortir, et, à la faveur de l’ombre, raclant les murs, s’esquiva. Tout le jour, il avait entendu des bruits de fusil- lade, et il tremblait de peur de tomber dans les postes ver- saillais… Environ un an plus tard, une fille soumise, cherchant un gîte dans un de ces hôtels borgnes de la rue Saint-Jacques, voisins du Collège de France, que de récentes démolitions ont fait disparaître, pensa s’évanouir de peur en reconnais- sant le garçon qui la menait à sa chambre… Celui-ci se pré- cipita pour la soutenir : mais, tout en la relevant du bras droit, il serrait son poignet à l’écraser, et lui soufflait dans l’oreille : — Toi, ma fille, tu n’as qu’à te tenir… Je m’appelle Las- soujade… Si tu reconnais Jemmapes, gare à la casse !… Adèle ne parla pas. Même ils redevinrent bons amis, échangeant, la nuit, leurs souvenirs et leurs projets. Lassou- jade était un garçon rangé : il n’avait plus envie d’avoir d’affaires avec la police, maintenant qu’il avait le sac. Si le patron se retirait avant quelque temps, il prendrait l’hôtel à son compte. C’est ce qui arriva. Alors, Adèle cessa de sortir le soir pour battre le ruisseau entre le Collège et la Sor- bonne. Elle s’assit au petit bureau du rez-de-chaussée, et n’en bougea plus. Elle devait avoir trente-cinq ans environ, mais elle en marquait près de cinquante : « les années de campagne comptent double. » Maintenant que Lassoujade était patron, elle partageait ouvertement sa chambre, et on l’appelait Madame Lassoujade. Elle fut extrêmement fidèle à son ancien amant, qui l’avait, sur le tard, délivrée de la tor- – 173 – ture de l’Homme, et qui personnifiait l’unique souvenir qu’eussent gardé ses sens. Il fallait que ce souvenir fût profond pour quelle eût re- connu Jemmapes, après si longtemps. Au cours des années, le compagnon avait rudement changé. Son dos s’était voûté : sa peau se collait sur les os, quoiqu’il mangeât son saoul à présent. La face, rouge autrefois comme un brugnon, avait revêtu les tons terreux des physionomies parisiennes. Les cheveux, qu’il avait jadis d’un blond pâle, étaient roux à pré- sent. Un bandeau de taffetas noir lui cachait l’orbite gauche. Rasé chaque jour de si près qu’il devait s’épiler, il avait l’air d’un vieux comédien, et son geste familier accentuait la note, – un geste de la main pliée, coupant l’air devant la fi- gure à la fin de chaque phrase, accompagné d’un sifflement bizarre, un jet lancé du coin de la bouche entre les dents manquantes : Vji !… Du premier coup, quand il fut patron de l’hôtel, il vit ce qu’il avait à faire pour s’assurer une clientèle. Un autre eût repeint la façade, remis une vitre à la lanterne où, le soir, le vent secouait le papillon de gaz par une cassure triangulaire, nettoyé le boyau de l’entrée. Il n’en fit rien. Mais il inaugura un restaurant, où l’on servit de bons plats de famille aux gens qui couchaient à l’hôtel, et à ceux-là seulement. Quand un client se présentait, c’était Lassoujade qui le recevait. D’un coup d’œil, il le jugeait, et, suivant l’examen, il y avait une chambre libre ou bien l’hôtel était plein… Le plus sou- vent du reste, maintenant que la maison était connue, les clients se recommandaient d’un nom. Ils restaient générale- ment un mois ou deux, ne sortaient presque pas, puis dispa- raissaient. Pour le quartier, c’était une boîte borgne, un de ces logements hasardeux où les rouleuses entraînent les – 174 – passants. Mais jamais il ne s’y faisait de tapage, et Lassou- jade, redouté des voisins, passait pour être de la police. Le jour, tandis qu’Adèle restait au bureau, dans son pei- gnoir de flanelle blanche à nœuds bleus, heureuse, engrais- sée, somnolente, Jemmapes, dit François, dit Lassoujade, jouait au jacquet dans le restaurant avec quelqu’un des loca- taires, tout en buvant. Ce qu’il absorbait d’alcool était prodi- gieux. Il avait trouvé le moyen de n’être jamais gris : c’était de garder constamment une carafe d’eau à sa portée. Il se collait au goulot, de temps en temps ; en la reposant, il di- sait : — Allons-y pendant qu’on n’a pas encore augmenté les droits !… Vji ! Pour cette fois, la guigne l’avait lâché. Il se complaisait dans sa quiétude, désolé seulement de ne pouvoir engrais- ser, car il conservait les membres fluets que lui avaient faits les années de misère… Chaque matin, après son café au lait pris en lisant le journal, tandis qu’Adèle le servait, il s’en al- lait à travers Paris faire une promenade : l’apéritif du pa- vé !… Vji !… Où allait-il ? Il ne le disait à personne, sauf à Adèle, avec laquelle il avait de longues conférences, en ren- trant, dans la loge… C’était le conseil des ministres de ce bi- zarre gouvernement… Le lendemain du jour où Robert-the-Devil avait, à Long- champs, battu le favori français, – Lassoujade, vers les onze heures du matin, referma sur lui la porte de la loge. Adèle l’attendait, les mains croisées sur le ventre. — C’est ce que je pensais, fit-il tout de suite. Un curail- lon sauvé du coffre… Pas grand’chose sur son compte, du – 175 – reste… Correctionnelle… coups et blessures… Mais on ne lui fera rien, parce que les curés ne parleront pas. Il s’abattit sur la couchette voisine de la fenêtre, les jambes croisées, sifflotant du coin de la bouche. Adèle le regardait. Il reprit, sans avoir l’air de faire attention à elle : — Ça vient de l’omnibus des jésuites, là-bas, derrière le Panthéon : Star m’a conté la chose tout à l’heure, en prenant un verre… C’est égal, on ferait payer une jolie tournée aux corbeaux de la rue des Postes, rien que pour museler sa langue. Mais Star ne veut pas… On a son honneur. — C’est vrai, répéta Adèle, pour dire quelque chose. On est ce qu’on est : mais on a son honneur. Elle ne comprenait rien à ce que racontait Lassoujade : mais c’était assez son habitude. Cette fois pourtant, elle de- vinait vaguement qu’il s’agissait du tonsuré arrivé la veille à l’hôtel. Mais, aux mots qu’elle avait dits, Lassoujade s’était re- tourné sur sa cretonne, lançant du feu par sa prunelle. — On est ce qu’on est ? De quoi ? Star ne vole pas son argent, peut-être. Un garçon qui a les coudes dans la no- blesse, tu sais ! Et M. de… et M. de… le saluent plus bas que ça ! Il se calma, coupa l’air de son geste et jeta son siffle- ment : — Vji ! Puis il reprit, étendu de tout son long sur le matelas : – 176 – — Voilà l’histoire, telle quelle, tu vas comprendre. Star donnait des renseignements sur les courses, les paris et tout le tremblement, à un gamin de la maison des Jésuites… Le gamin est vicomte… vicomte de… Bois… Bois-Morin… Bois-Machin… Ça ne fait rien. Le curaillon en question lui a administré une taloche un peu dure, tellement qu’on a ren- voyé tout de suite l’enfant chez lui. Star, qui a des amis dans les cuisines chez les Bois-Machin, a appris l’histoire hier même… Adèle ne comprenait toujours pas. Mais elle admirait Lassoujade. Elle risqua : — Tu as rencontré l’Anglais, comme ça, par hasard ? Jemmapes esquissa son geste. — Par hasard… C’est-à-dire… Vji ! J’ai été me prome- ner du côté de l’avenue Rapp, où l’Anglais a son écurie. Je savais qu’il avait des relations chez les jésuites des Postes. Et voilà ce que j’avais trouvé en brossant les habits du cu- raillon, ce matin, vers six heures. Il tendit à Adèle un petit rectangle de papier bleu. Adèle savait à peine lire, elle épela maladroitement : ÉCOLE SAINTE-GENEVIÈVE 1re DIVISION M. Framery est demandé au parloir par madame d’Aillières. Elle rendit le papier à Lassoujade, qui clignait son œil. – 177 – — Voilà ! Ça m’a suffi. Il y avait des lettres en paquet dans les poches ; je n’y ai seulement pas touché. Au cas que Star n’aurait rien su me dire, il se serait informé. Drôle d’affaire tout de même. On tirera quelque chose de là si l’on sait s’y prendre. Lassoujade, sur cette conclusion, sauta à terre, les mains dans ses poches, devant le lit. — Est-ce qu’il est levé ? demanda-t-il. Adèle secoua la tête… — Non… il n’a pas bougé… Pauvre petit ! Il est joli en dormant, la bouche ouverte. Et solide !… Jemmapes la regarda, plissant la lèvre, l’œil méchant. — Tu en voudrais, hein, ma vieille ? Tu peux courir, tu sais. Fini de rire avec la jeunesse, depuis qu’on a posé les pannes faîtières sur les bâtisses de la Madeleine. Il sortit, claquant la porte derrière lui, et, sifflant bas, al- la regarder ce qui se passait dans la rue. Il pensait à Harry- Star, et à l’aventure du petit curé. Depuis que lui, Jemmapes, tenait l’hôtel, c’était le second tonsuré qu’il y voyait… Mais l’autre n’était pas un curé ; c’était un ignorantin du quartier qu’on avait pincé à faire des bêtises. Il connaissait la maison, celui-là, et pour cause. Tandis que le petit de la rue des Postes ! Vrai ! Il en rirait toute sa vie, de la façon dont il était entré. C’était Clara qui en était cause, cette grosse Clara qui ramenait les hommes de force. Et Lassoujade revoyait Aura- dou, poursuivi par l’énorme fille, se garant au hasard dans le trou ouvert du couloir : et la fille l’y rejoignant, l’y poussant, jusqu’à ce que le petit tombât dans les bras de Lassoujade, – qui, devinant quelque chose, renvoyait Clara d’un coup de – 178 – poing et emmenait dans le restaurant vide le petit, incapable de parler, bégayant d’émotion : — Monsieur… Monsieur… je vous demande pardon. — Pardon de rien, ripostait Lassoujade, qui savait sa ci- vilité… Monsieur est ici chez lui… S’il a besoin de quelque chose… Auradou avait ôté son chapeau et il tournait le dos à la glace maculée du comptoir. Il vit l’œil unique de Lassoujade fixé obstinément sur cette glace, et soudain, la place où sa tonsure de minoré s’élargissait, rasée du matin, lui brûla le derrière de la tête. Il rougit, pâlit, chancela. Lassoujade le retint fortement par le bras. — Vji ! Suffit ! donc ! Nous comprenons… Tenez, un conseil, voulez-vous ?… Restez ici. C’est un hôtel, vous sa- vez. On traite bien, et on ne cherche pas à ennuyer le monde. Les affaires de chacun, ça regarde chacun… Pas vrai, Monsieur le curé ? Ce « Monsieur le curé » acheva de désarçonner Aura- dou. Lassoujade continua, élevant la voix : — Voilà… Vous aurez la chambre qui est libre au se- cond, au n° 6. Des voisins très bien. Un professeur du ly- cée… (il ne précisa pas) et un monsieur qui est employé dans les salons… Vous mangerez ici… dans votre chambre, si vous voulez, le temps que vos cheveux repoussent. On paye huit jours d’avance, comme au Grand-Hôtel, et comme partout, n’est-ce pas ?… – 179 – Auradou fouilla machinalement à sa poche. Il avait dans son porte-monnaie un billet de cinquante francs et trois francs en francs. Il tendit le billet. Lassoujade le prit, l’approcha de son œil. Puis il fouilla dans un tiroir plein de sous, mais rien que de sous. — Vji ! fit-il. Rien que de la grosse monnaie à vous rendre, monsieur… Ça se réglera aussi bien demain qu’aujourd’hui, n’est-ce pas ? Ou bien, si vous voulez, l’affaire sera faite pour une quinzaine ? Et, sans attendre une réponse d’Auradou, il lui prit son chapeau et le lui remit sur la tête. Puis, fourrant le billet dans son gilet, il tapa sur le zinc avec une cuiller. Le garçon parut, un boiteux qui avait l’air tout jeune. — Conduis monsieur au n° 6. Et soigne le matelas, mauvaise troupe… Monsieur, une bonne nuit que je vous souhaite… Vji !… – 180 – II Il n’a pas bougé… Pauvre petit ! Il est joli en dormant, et solide !… Adèle avait dit vrai. À peine seul dans la chambre où le béquillart l’avait conduit, Auradou avait jeté sur une chaise ses vêtements déboutonnés à la hâte, et s’était glissé dans le lit. Les draps étaient humides, grossiers ; rien de ce linge de prêtre, fin et cotonneux, dont il avait pris l’habitude aux Postes… Mais il ne s’en aperçut point… À cette heure il n’avait pas de pensée. Tous les évènements de la journée tourbillonnaient dans son cerveau, si vite, si vite, que de ce tourbillon aucune vision ne se dégageait. Deux heures d’errement dans les ruelles, de ce coin de Paris, le même où il s’était égaré jadis, l’avaient achevé. Pourtant, à peine cou- ché, il se rejeta à terre, comme d’habitude ; il récita des actes de contrition, les yeux brûlants de fatigue. Il souleva le pail- lasson au pied de la couchette, et racla de sa langue l’immonde plancher… Geste de brute : il n’avait plus cons- cience de ce qu’il faisait. Chez lui, toutes les émotions se confondaient finalement dans un impérieux besoin de sommeil. Son organisme de paysan sanguin s’écroulait dans cette léthargie bienfaisante, – le bain des quotidiennes misères, comme l’appelle Shakes- peare… À peine couché, il sentit l’oubli des choses l’envahir… Il secoua un instant le sommeil qui venait, pour saisir son scapulaire et mâchonner un dernier acte de contri- tion, qu’il disait, la bouche collée au drap du saint vêtement. – 181 – Puis, sur le dos, sans avoir même la force de se retour- ner, il s’endormit, la lèvre ouverte par les derniers mots de sa prière, la main serrant le chiffon bénit. Pas un rêve, pas une transparence ne traversèrent son sommeil de bête, durant lequel aucun muscle de son corps ne bougea. Les bruits discrets de l’hôtel s’éteignaient peu à peu, puis les bruits de la rue. En face de la fenêtre, le clocher de Saint-Jacques-du-Haut-Pas égrenait la sonnerie des heures : c’était le seul trouble jeté sur le silence provincial, qui, la nuit, veille ce coin intact du vieux Paris… Vers quatre heures, le jour hâtif des matins de juin vint dépolir les vitres du petit hôtel. Le ciel bleuâtre se dorait de reflets. Quelques bruits s’élevèrent alors de la rue, largement espacés d’intervalles : un pas sonore, un pas ferré, vite disparu ; les roues d’une carriole sautant sur les pavés… Tout dormait encore dans l’hôtel, autour du sommeil accablé de l’ostiaire… Seules, dilatées par la chaleur exhalée de la terre, des fentes dans les murs de bois craquaient longuement comme si elles eussent gémi. Six heures approchant, les bruits devinrent plus fré- quents, plus mêlés : premiers passages d’ouvriers se rendant aux chantiers ; d’ouvrières, vers les maisons de la rive droite… Six heures, c’était l’heure où se levait Lassoujade. Adèle restait dans le lit, paresseuse au lever, comme toutes les rouleuses. Lui, de sa vie tourmentée, passée mi-partie en prison, mi-partie à la franche étoile, avait gardé l’impuissance de tenir les yeux fermés après le lever du so- leil. C’est alors qu’il entra dans la chambre d’Auradou, une brosse à la main. Il tourna le bouton de la clenche avec pré- caution : Si l’enfant eût ouvert les yeux, il avait son excuse – 182 – toute prête : Pardon ! brosser vos habits ! Vji !… Mais Aura- dou ne trembla même pas des paupières : et du reste. Las- soujade avait le pas du voleur, qui ne réveille pas la voix des planchers. Il fouilla les poches, prit le petit papier bleu, puis s’approcha de l’ostiaire, penché sur lui, l’haleine silencieuse. Il le fixait de son œil unique, avec un vilain sourire… Il regardait les grosses lèvres ouvertes, rouges, semblables à un fruit entamé, – laissant voir la langue humide entre les dents… Comme la nuit avait été chaude, Auradou avait in- consciemment secoué le haut des couvertures et, par sa chemise de prêtre déboutonnée, sa chemise bise, le bas du cou se voyait ; fortement attaché aux épaules et à la poitrine. Sur la peau ambrée, bien glabre, il y avait des taches rosées au-dessous des clavicules, et, comme un large collier enve- loppant la gorge, une buée de sueur en gouttelettes… Les cheveux poussaient, drus et noirs, au-dessus d’un petit front traversé de deux rides perpendiculaires… À moitié mangée par le traversin, la tonsure marquait un trou en demi-cercle, large comme un gros écu. Lassoujade renifla l’air et grommela, tout en s’en allant : — Un mâle, ce curaillon. Faire un curé de ça, – mala- die !… Aussi, ça se sauve ! Vji ! Auradou n’avait rien entendu. Il n’entendit pas davan- tage Adèle, quand elle vint le voir à son tour, en l’absence de Lassoujade. Ce fut le béquillard, portant la soupe, qui le ré- veilla vers onze heures. Adèle le suivait ; elle désirait le re- voir, car elle l’avait trouvé joli… Il fallut au jeune homme un effort de volonté pour ouvrir les yeux, après qu’il eut com- pris qu’il y avait quelqu’un près de lui. Adèle avait parlé. Dressé sur son séant, Auradou répondit, par habitude, comme au Benedicamus du frère Agapit : – 183 – — Deo gratias. Le béquillard éclata de rire : mais un coup d’œil d’Adèle le fit taire. Maintenant Auradou, voyant cette grosse femme blanche devant lui, rougissait et rapprochait les deux côtés de sa chemise, cachant sa poitrine. Adèle ne comprit pas le geste, et dit, d’une voix aimable : — Vous aviez besoin de dormir ?… Voilà toujours votre déjeuner. Germain vous apportera la suite. Ce n’est pas la peine de descendre. Elle attendit un instant. Jules ne répondait pas. Alors, elle aussi, elle fut gênée ; elle s’en alla sans rien ajouter. Germain, qui depuis un moment regardait sournoisement le cercle blanc fauché par le rasoir dans les cheveux du jeune homme, sortit à son tour, en disant : — Je vais vous apporter le veau. Resté seul, Auradou regarda… La fenêtre n’avait pas de rideaux. Le soleil entrait à pleines vitres, obliquement, en un gros faisceau de clarté où remuaient lentement des pous- sières. L’armoire en noyer ouvrait ses casiers vides, à côté d’une image coloriée de la République. En face, on voyait par la croisée un bout de toit, et l’extrémité des arcs- boutants de la nef de Saint-Jacques. Le béquillard avait posé la soupe sur la table, et, du pot ventru, s’échappait une vapeur odorante. Auradou se passa la main sur le haut du front… Le sou- venir des évènements de la veille venait de s’abattre sur lui comme un coup de massue… Il se rappelait Boiscolin san- glant, le fantôme du P. de l’Étang gesticulant sur les tentures – 184 – rouges, la place du Panthéon déserte, sa fuite interminable à travers les rues jusqu’au moment où une femme… — Mon Dieu, ayez pitié de moi. Je suis un misérable et un lâche… Le béquillard rentrait, portant une portion sur une as- siette. — Pas levé encore, fit-il. Mince de flème ! Auradou se jeta en bas de son lit et s’habilla. Il avait se- coué la tête comme pour chasser un mauvais rêve… N’ayant pas dîné la veille, il se sentait très affamé. Il mangea avide- ment ; il trouvait ce qu’on lui servait très bon. Tout en dé- jeunant, il entendait la béquille de Germain marteler l’escalier, le plancher, en haut, en bas, comme si le béquil- lard eût été partout à la fois. Le vin qu’il buvait, moins natu- rel à coup sûr, mais autrement alcoolisé que celui de la rue des Postes, lui portait à la tête. Bientôt, il se sentit envahi d’un vague bien-être… Un peu grisé par ce repas copieux tombé sur sa fringale, il assistait au débrouillement intérieur de l’écheveau de ses idées. Voilà comme il vivrait désor- mais… Personne ne lui demanderait compte de ses actes. C’était fini des soutanes autour de lui. — Misérables ! misérables ! murmura-t-il, secoué par un sanglot sans larmes. Oui, c’était fini… Plus de gens pour le voir… Toute sa pensée se concentra sur cette idée, et il en jouissait. Non, on ne le voyait plus : réellement il était seul. La vision de la veille s’était accomplie : la foule noire s’était ouverte devant lui, puis refermée… Il se rappela ses terreurs, quand il était tombé de sa province dans l’inconnu du Paris-Latin. Alors, en regardant les maisons closes, il se disait qu’il pourrait – 185 – bien être pris par des pourvoyeurs de vice, emmené… Eh bien ! voilà que la chose était arrivée. Il avait bien été pris de force, hier !… Où était-il ?… Cette femme qui l’avait saisi au bras, la veille, et entraîné, elle habitait l’hôtel…, la chambre voisine, peut-être… L’autre, en flanelle blanche, aussi… Et il se demanda s’il n’était pas tombé sur une de ces maisons dont on parle au cours de certains livres de mœchologie, quand il s’agit de fixer cette question : « Un religieux peut-il, en quelque circonstance, laisser le vêtement de son ordre ?… » … Jours étranges, traversés de combats dans l’âme et de luttes en pleine fièvre, ces premiers jours. Des heures d’abattement accablé succédaient aux heures de surexcita- tion. Alors, il mesurait son crime, il se frappait le cœur, il se roulait en larmes au pied de son lit. Sacrilège ! Cette idée le torturait… La soutane déjetée en travers de la couchette de fer, les manches retroussées, laissant voir la doublure bise, – il la voyait, comme le soir de sa fuite. Dieu pardonnait-il ces crimes-là ? N’était-ce pas ce péché contre l’Esprit, pour le- quel il n’est point au ciel de miséricorde ? À d’autres heures, il se repliait sur lui-même, et s’épouvantait de son isolement. Comment se faisait-il qu’on ne le cherchât pas, que ni les Pères, ni Raymond Jayme, ni Pierre n’eussent donné signe de vie ?… À Paris, la police re- trouve qui elle veut, disait-on… Personne ne s’occupait donc de le retrouver, lui ?… Et, dans cette solitude même qu’il avait eu tant d’orgueil à reconquérir, l’idée d’un pareil aban- don lui pesait. … La maison Lassoujade était pleine d’odeurs dou- teuses et de bruits inexplicables… D’abord, à toute heure, la béquille du béquillard dérapait le long des escaliers et des – 186 – corridors, se multipliant comme un tic-tac d’horloge. Du res- taurant s’élevaient des fracas isolés de carambolage ou le bruit des billes qui chavirent dans les blouses. De temps à autre, un petit sifflement strident. C’était une des femmes du dessous, qui, masquée derrière les rideaux de sa fenêtre, ap- pelait les passants. Parfois on frappait à sa porte : la grosse Adèle venait le voir. Elle avait pour lui une sollicitude de mère : elle lui choi- sissait dans la pitance quotidienne des morceaux délicats… Grâce à elle, on avait mis des rideaux à la fenêtre, une natte par terre. Elle renouvelait elle-même l’eau de sa carafe, de- puis qu’Auradou lui avait confié qu’il se réveillait la nuit avec des soifs fiévreuses. Et elle restait là des heures, debout à côté de la table où s’ouvrait un Monte-Cristo qu’elle avait prêté au jeune homme pour le distraire durant sa réclusion… Elle se soignait depuis qu’il était là, sentait à plein nez le savon et la poudre de riz… Lui ne savait comment s’en débarrasser, un peu touché de ses attentions, mais toujours inquiet de l’idée qu’elle allait se jeter sur lui et le prendre de force : c’est ainsi qu’il imaginait toutes les femmes, des bêtes agressives, folles de luxure… Pourtant, dans les yeux de la grosse Adèle, il n’y avait qu’une prière muette ; elle s’offrait avec humilité, reprise sur le tard d’un coup de fantaisie pour le petit curé. Lassoujade l’avait devinée. Le matin, en la retrouvant frisée des cheveux de devant, bien lavée, un regain de fraîcheur aux joues que lui donnait son désir, il lui décochait des blagues féroces : — Hé ! hé ! ma vieille ! Nous voilà donc repassée à l’active ?… Après tout, tu as raison… Faut bien gagner quelques sous pour s’acheter une maison de campagne. – 187 – Adèle se récriait, se fâchait, rougissant comme une fil- lette, lui disant qu’il était un sale, qu’elle ferait comme il di- sait pour peu qu’il y revînt. — Oh ça ! répliquait Lassoujade en mimant son geste favori ; ça, par exemple ! Vji ! Je suis tranquille. Il faudrait d’abord trouver des amateurs !… Elle se taisait, les larmes aux yeux. C’était vrai que le sang lui brûlait depuis que ce petit curaillon était là. Pour parler de lui à quelqu’un, elle s’en allait trouver les femmes du premier dans leur chambre, Clara ou Virginie, et leur ra- contait des histoires sur lui… Les femmes, curieuses de ce prêtre échoué dans la boîte, écoutaient avec intérêt. Clara était très fière de l’avoir amené. — Alors, il avait une tonsure ? — Ma chère, s’il l’avait ! Grande comme une soucoupe. Maintenant ça ne se voit presque plus. Mais ça lui fait tout de même un rond sur la tête, comme une maladie. — Et qu’est-ce qu’il fait là-haut tout seul ? — Il lit… Il écrit des lettres à des curés, sans les finir ; il les déchire après en tout petits morceaux. Dès qu’il a mangé, matin et soir, il s’endort, et en voilà pour deux heures. Ja- mais je n’ai vu dormir tant que ça. On dirait un petit de dix mois. Puis, elles parlaient de sa manière de dormir, toujours découvert, à cause de la chaleur. Et elles chuchotaient alors et riaient d’un rire nerveux de leurs confidences. Lassoujade, dans les premiers temps, avait conté à Adèle ses projets touchant Auradou. Maintenant, il semblait – 188 – préoccupé et ne disait plus rien. Le sixième jour après son arrivée, l’ostiaire le vit entrer dans sa chambre. Cet homme lui faisait peur. — Voilà, fit Lassoujade, en s’affalant sur une chaise et en fixant Auradou dans les yeux… Vous n’avez rien à craindre du côté de la police : vos amis de la rue Lhomond ont étouffé l’affaire… Seulement, je vous préviens qu’on vous cherche tout de même. Si vous voulez être tranquille, il faut me raconter certaines choses… Par exemple, vous avez de la famille quelque part, voyons ?… Auradou était atterré. Comment cet homme savait-il ?… Mais l’autre le magnétisait, rien qu’à tenir arrêtée sur lui sa prunelle unique. Il balbutia : — Je n’ai qu’un frère. — Ah ! rien qu’un frère ! Un curé, encore ?… Oui, c’est cela. Et où habite-t-il ? Le Midi, bien sûr, ça se connaît à votre parler. Lambeau par lambeau, il lui tira toute son histoire. Entre les questions qu’il posait, il se prenait à réfléchir. Évidem- ment, l’existence du frère aîné le contrariait. Au bout de trois quarts d’heure, il savait à fond toute la vie du jeune homme ; il avait surtout insisté sur son séjour rue Lhomond, et s’était informé du nom des Pères présents à l’École. Comme il s’en allait, Auradou le rappela. — Qu’est-ce qu’il faut ? – 189 – — Je voudrais sortir, dit Auradou, qui, depuis six jours qu’il était cloîtré dans cette chambre, se sentait étouffer. Il était si bien entre les mains de Lassoujade, qu’il lui demandait la permission. Le borgne réfléchit. — Ma foi, dit-il à la fin, vous ne pouvez pas rester en- fermé ici tout le temps, c’est sûr… Si vous rencontrez des bonshommes de là-bas, il n’y a pas de danger qu’ils vous ramènent de force. Faites ce que vous voudrez. Seulement, vous savez… Faudrait pas essayer de fourrer dedans papa Lassoujade ! – 190 – III Auradou sortit dès le lendemain. La journée était superbe : une vraie journée du midi, trop belle, avec sa poussière, ses trottoirs mous, son ciel abaissé. L’ostiaire se lança vite vers la descente de la rue Saint- Jacques, prenant pour mire, au hasard, la flèche grêle de Notre-Dame qui jaillissait, en face de lui, d’une échancrure dans les toits. Mais, arrivé rue des Écoles, il se heurta contre un pas- sant qui tournait l’angle du Collège de France. — Ah ! parbleu, elle est bonne !… L’abbé n’est pas mort… Monsieur l’abbé, je vous arrête. C’était Moriceau. Il avait, en plaisantant, saisi Auradou par le poignet et le retenait. L’ostiaire avait eu une telle émotion, en se voyant re- connu, qu’il était devenu tout pâle, prêt à défaillir. Il balbu- tia : — Je vous en prie… Je vous en prie, Monsieur, lâchez- moi… Ne me ramenez pas, ne dites pas… Moriceau le lâcha et éclata de rire. — Vous êtes étonnant, ma parole !… Vous prenez tout au sérieux. Je n’ai aucune envie de vous ramener, et – 191 – d’ailleurs, je ne suis pas de la police, je vous jure… Remet- tez-vous, voyons… Où allez-vous, si vite ?… Auradou, qui se rassurait, répondit : — J’allais… je ne sais pas… devant moi, au hasard… me promener. — Parfaitement… Vous vivez de vos rentes, à présent. Eh bien, moi aussi, je suis rentier, – pour trois mois, – depuis tout à l’heure… Je viens d’avoir ma dernière entrevue avec les bonzes de cette pagode – (il montrait le Collège de France), et, comme ils se sont conduits à mon égard avec la plus parfaite courtoisie, je crois pouvoir compter sur un rang correct à Polytechnique. C’était du moins l’avis du P. Gombert que je viens de quitter. À ce nom, Auradou sursauta. — Le P. Gombert ? Il est au Collège de France ? — Parbleu ! Vous ne savez donc pas qu’il y passe sa vie, à partir du moment où les examens commencent ?… Regar- dez comme vous êtes imprudent, mon cher abbé, si vous ne voulez pas faire de rencontre compromettante !… L’ostiaire voulut rebrousser chemin ; il croyait déjà voir une soutane tourner la rue. Moriceau le retint. — Allons, n’ayez pas peur. Tant que je suis avec vous, je me charge de votre sécurité, voulez-vous ?… Seulement, si cela vous est égal, nous ne resterons pas ici… Je ne suis pas de Nicole, moi, et il fait un soleil terrible !… — Oui, partons, dit Auradou. – 192 – — Tenez… vous me dites que vous n’alliez nulle part ?… Je vous emmène avec moi prendre un bock chez Kathis… Oh ! n’ayez pas peur, ajouta Moriceau en devinant la pensée de l’ostiaire… Une seule femme dans l’établissement, et elle n’a plus que la jeunesse du cœur… Seulement, là-bas, nous serons tranquilles, nous boirons de la bière alsacienne et nous causerons. Il l’entraîna, il lui fit prendre une des rues sinueuses qui s’ouvraient, en ce temps-là, derrière le lycée Louis-le-Grand. Jules, rassuré maintenant, regardait les façades des maisons, bombées comme des ventres, et les petits cafés silencieux, à porte verte, avec des noms singuliers sur les vitres : Apol- lo… Rabelais… Sous ce soleil superbe, il voyait cela d’un œil tout autre que la première fois. Comment ! C’étaient là ces quartiers lépreux qu’il avait jadis parcourus, l’anxiété au cœur ?… Tout cela revêtait un aspect paisible et provincial. La rue était déserte, incendiée d’un côté, grise de l’autre, comme une rue de Tonneins. L’ostiaire se sentit apaisé, tellement calme, qu’il en sut gré à Moriceau, et, lui prenant la main, il la lui pressa. — Je vous remercie. Vous êtes excellent !… Moriceau, touché, lui rendit son serrement de main vi- goureusement. — Comptez sur moi, allez, murmura-t-il, mon cher ami… J’ai toujours eu de la sympathie pour vous, – là-bas, – parce que je devinais bien des choses. J’ai compris tout ce que vous souffriez, pauvre abbé… – 193 – — Je vous en prie, dit Auradou, ne m’appelez plus comme cela. — C’est vrai… Pardonnez-moi… L’habitude prise, vous savez. Ils descendaient une pente assez rapide. Au bout, la rue s’ouvrait sur le boulevard Saint-Michel ; une feuillure fanée, poudrée à blanc ; et, comme un arrière-plan de décor, la fa- çade monumentale du lycée Saint-Louis. Devant une vitrine proprette, à rideaux blancs, Mori- ceau s’arrêta. Il y avait sur la lanterne : — Au Rhin Français. Kathis. Monceau posa la main sur le levier de la porte, et s’effaçant pour livrer passage à son ami, il dit : — C’est ici. Ils entrèrent. L’intérieur était assez exactement celui d’une petite taverne d’Alsace. Une première salle, à plafond bas, coupé de solives, était partagée en deux par une cloison de zinc ajouré : devant la cloison, c’était le café avec ses pe- tites tables circulaires de marbre blanc ; derrière, les tables étaient carrées, en chêne blanc soigneusement lavé. Sur celles-ci on servait la choucroute aux amateurs. Deux hommes, en ce moment, étaient seuls dans le ca- fé ; ils fumaient des pipes et jouaient aux dominos. Au comptoir, une belle femme d’une quarantaine d’années trônait entre les bouteilles de sirop. Quand elle aperçut Moriceau, elle leva les yeux de dessus son tricot, et dit, avec l’accent pâteux des Alsaciennes : – 194 – — Je vous salue, Monsieur Trick. Moriceau se dirigea vers le fond de la salle, tourna à droite. Il y avait là un petit recoin connu des seuls habitués, où régnait un jour vert, extrêmement doux, comme si l’on eût été au fond d’un puits. Les deux jeunes gens s’assirent devant une table de chêne. Le garçon, sa serviette sous le bras, attendait. — Donnez deux choucroutes, fit Monceau, du pain noir, – et deux demi-setiers. — Voyez-vous, ajouta-t-il en se retournant vers Aura- dou, ici, nous sommes seuls, et chez nous. Vous allez pou- voir me raconter vos petites affaires… Qu’est-ce que vous êtes devenu depuis ce fameux jour du Grand-Prix ? Je n’ai pas eu de vos nouvelles, vous savez… Aux Postes, la con- signe est de ne pas parler de l’affaire. Boiscolin, qui est ren- tré le surlendemain avec un bandeau autour le front, est lui- même muet comme une tombe… Jules raconta brièvement ses aventures. Quand il nom- ma l’hôtel de Béziers, Moriceau se récria. — Allons donc ? Vous êtes chez Lassoujade ? J’ai connu déjà quelqu’un qui a passé par là… Mais que diable ce vieux drôle peut-il espérer ? Il veut faire chanter les Pères, sans doute. Prenez garde à vous. En ce moment le garçon apportait les choucroutes dans des plats oblongs et les deux hautes chopes de bière ambrée. Auradou rêvait, inquiété par les dernières paroles de son ami. Moriceau le servit et dit : – 195 – — Regardez-moi cette choucroute, – et goûtez-la. Nulle part vous ne trouverez ce jambon rose comme une langue de fille, – ces choux de dentelles, et ces saucisses rebondies, où il y a de véritable chair de cochon. La bière est exquise. Ce coin de terre est le Paradis. Auradou n’avait pas faim. Il questionna Moriceau qui avait attaqué sa choucroute. — Vous connaissez l’hôtel Lassoujade ? — Oh ! pas beaucoup. De réputation surtout. C’est une baraque respectable, en ce sens qu’elle est un des derniers vestiges d’une civilisation disparue depuis les romans d’Eugène Sue… Clientèle de filles, de souteneurs, de pions chassés des lycées pour les mœurs. Tous gens ayant quelque chose à cacher. Peste ! ajouta-t-il en riant, vous ne faites pas les choses à demi… Cela doit vous changer des Postes, tout de même !… Auradou murmura assez bas : — Oui. C’est une horrible maison. Il s’y passe sûrement des choses abominables. Il devenait peu à peu plus expansif : il raconta les sta- tions d’Adèle auprès de lui, l’attaque de la fille qui l’avait amené – les scènes entendues à travers des cloisons. Mori- ceau l’écoutait attentivement. De temps en temps, il l’interrompait. — Très curieux, en vérité !… Très, très curieux. Je vou- drais être à votre place. — Moi, dit Auradou, je voudrais ne pas y rester. Mais où aller ? – 196 – — Oh ! vous trouverez d’autres hôtels à Paris, soyez tranquille. Mais qu’importe ? Puisque vous êtes là, restez- y… On ne viendra pas vous y chercher. Tenez-vous beau- coup à ce que les Pères ne vous retrouvent pas ?… — Je ferai tout pour cela. — Eh bien ! alors, restez chez Lassoujade. Mais, si vous me permettez un conseil, je ne persisterais pas à me ca- cher… À de certains indices, j’ai cru deviner que les jésuites n’ont pas encore averti votre frère. Du reste, à priori, j’aurais parié qu’il en serait ainsi. Le P. Jayme seul est sans doute prévenu. – Donc il est encore temps… Je m’en irais trouver le P. de l’Étang… — Jamais, jamais, interrompit Auradou… Tout plutôt que cela… Retourner dans cette maison… Jamais !… Surpris de cet éclat, Moriceau le regarda fixement. — Vous la détestez donc bien, cette pauvre boîte ?… Le poing fermé, Auradou répondit : — Je les hais, tous… Tous m’ont fait du mal, tous m’ont trompé… Dieu sait si j’étais venu à eux, pourtant, prêt à ai- mer !… Ils ne m’ont fait que du mal, ce sont des misé- rables… Moriceau ne répliqua rien. Pour le moment, il caressait un énorme chat qui venait de sauter près de lui, d’un bond élastique, sur la banquette. Le chat, qui semblait une vieille connaissance du jeune homme, se frottait la tête contre son veston, les yeux presque clos de jouissance, la queue en S, ondulant sa souple échine sous le contact des doigts. Moriceau dit : – 197 – — Ce chat est le chat du bord. Il est de père et de mère inconnus… Mais sa mère adoptive est Mme Kathis, la maî- tresse de céans, et son père adoptif, c’est moi, qui l’ait ame- né ici, un soir de vacances, aussi décati qu’il est florissant à présent… N’est-ce pas, Moustache, que tu as une grande vénération pour ton père ?… Le chat, maintenant, faisait entendre un petit ronflement discontinu, comme le bruit d’une soufflerie engorgée. Son museau avait d’imperceptibles tremblements qui faisaient remuer les grands crins droits plantés dessus. Moriceau, sans transition, continua : — Oui !… vous êtes aigri contre eux à l’heure qu’il est, et on vous ferait difficilement entendre raison. Cependant vous finirez par revenir, croyez-moi. Et même, dès mainte- nant, réfléchissez… Quelle que soit votre rancune, je vous défie de ne pas reconnaître que le P. de l’Étang est un homme admirable, le P. Chabrier un brave cœur, et le P. Gombert un saint… — Il n’y a pas que ceux-là, fit Auradou. — Ah ! oui, je sais… Il y a là le P. Malescot, qui fouille dans les bureaux, et pour qui l’arc de cercle est le plus court chemin d’un point à un autre… Ce sont des puérilités… Pourtant, je l’avoue, c’est un peu répugnant ; aussi je n’aime pas ce jésuite-là… Il est vrai que je sais sur lui autre chose. N’est-ce pas, Moustache ?… À cet appel, le chat ouvrit les yeux brusquement, mon- trant ses deux billes phosphorescentes, traversées chacune verticalement par une fente noire. – 198 – Moriceau le lâcha, but une gorgée de bière, et, comme se parlant à lui-même : — Il n’y a pas à dire, fit-il à mi-voix, on se trompe sur les jésuites. Il se peut qu’ils aient été jadis ce que des livres racontent, accaparant les successions, troublant les fa- milles… Maintenant, ils ont changé, pour sûr. Ce sont des prêtres comme les autres, chastes, charitables, seulement plus instruits. Il faudrait qu’un écrivain osât dire cela au pu- blic, et les fit voir tels qu’ils sont, non pas dans une de ces apologies quand même qui ne convainquent personne – mais dans un livre sincère, où leurs faiblesses d’hommes se- raient montrées à côté de leurs vertus de saints. Elles exis- tent, ces faiblesses, – c’est vrai : moi aussi, j’ai été surpris de cet air de dissimulation qui plane sur leurs maisons. Mais, depuis six ans que je suis chez eux, je m’y suis fait. Ou bien je ne sais pas voir, ou bien il n’y a rien à voir du tout. Leurs grands trésors, leurs mystérieuses influences, blague que tout cela !… Tenez, je vais vous dire mon opinion, la vraie, celle de derrière les fagots, que je ne sors pas en public, parce qu’on me prendrait pour un niais… L’humanité, ami Auradou, se divise en deux camps : ceux qui ont peur des francs-maçons et ceux qui ont peur des jésuites. Chacun des deux camps soupçonne l’autre de remuer le monde au bout d’invisibles fils… Au vrai, le monde roule tout seul, et per- sonne n’a le levier d’Archimède. Tous dupes… et tous fu- mistes ! … Le soir tombait. Quelques clients entrèrent dans la petite salle. L’un d’eux, étudiant très correct, reconnut Mori- ceau et lui fit de la main un salut amical en disant : — Bonsoir, mon vieux Trick. Auradou demanda : – 199 – — Qu’est-ce que c’est que ce nom de Trick qu’on vous donne ici ? — Vous ne savez pas ?… Au fait, vous ne pouvez pas savoir. C’est mon nom de journaliste… Voilà deux ans que j’ai débuté au Réveil, étant encore taupin. Depuis, je donne régulièrement une chronique par semaine… Et, les jours de liberté, en venant ici, je retrouve toujours un petit groupe de jeunes gens, des étudiants que taquine la manie littéraire, et qui me nomment de mon nom de Trick… Auradou ouvrait de grands yeux. — Vous faisiez des articles étant aux Postes ? Est-ce que les Pères le savaient ?… — Ils le savaient !… Heu ! évidemment ils le savaient, mais ils faisaient semblant de l’ignorer pour n’avoir pas à me le défendre. Du reste, cela me prenait deux heures par se- maine, et cela me donnait quelques sous les jours de sortie ; – car je suis un pauvre diable, moi ; j’ai pioché l’école poly- technique parce qu’il faut bien vivre… Mais tout cela ne vous intéresse pas. C’est de vous qu’il s’agit. Comment allez- vous vivre, vous ? êtes-vous riche ?… — J’ai payé ma pension pour quinze jours, dit Auradou en rougissant. — Et… pardonnez-moi, n’est-ce pas – c’est dans votre intérêt que je vous demande ça… Et il vous reste ?… Auradou hésita. — Il me reste… Je crois qu’il me reste… trois francs… Moriceau n’en revenait pas. – 200 – — Trois francs ? Voyons, ça n’est pas sérieux ? Vous n’êtes pas enfant à ce point-là ?… Trois francs… Et vous ne vous remuez pas ?… Que diable, je reprends ma promesse alors… J’écris ce soir au P. Jayme qu’il vienne vous cher- cher… — Oh ! je vous en prie ! supplia Auradou… — Mais enfin quand vos quinze jours – quand vos neuf jours, – car il y en a déjà six de mangés, seront finis, qu’est- ce que vous ferez ?… — Je ne sais pas ; je travaillerai. Moriceau leva les épaules. — Non, vrai, vous êtes à peindre… Vous pouvez vous vanter d’être un garçon pratique, vous !… Il réfléchit un peu de temps… — Tenez, reprit-il, j’ai ce qu’il vous faut, heureuse- ment… Moi, je suis plus pratique que vous, et j’ai pris mes précautions pour les vacances. J’entends n’être plus à charge à personne… Outre les cinquante francs par semaine du Réveil, j’ai quelques répétitions pas fatigantes, des cancres qu’il s’agit de mener doucement dans les sentiers des sciences exactes, depuis la session de juin où ils ont échoué, jusqu’à la session d’octobre, où ils échoueront… En voulez-vous un ? Cinq francs par jour… Dame, vous ne ferez pas la haute noce, mais c’est le pain quotidien assuré jusqu’au moment où vous aurez assez de votre escapade, et où vous rentrerez dans le for ecclésiastique… Seulement, jusque-là, je vous prie de considérer ma modeste bourse comme ouverte… Et… puisque nous parlons d’affaires in- times, vous me laisserez vous envoyer demain un chapeau – 201 – haut de forme et d’autres chemises que celles-ci (il désignait la chemise de prêtre). Voyons vos pointures… J’achèterai cela pour vous au Bon-Marché, et vous me le rembourserez sur votre première paye. Auradou était très touché. Il ne trouva que son mot de tout à l’heure. — Vous êtes bon… Vous êtes excellent… — Bah ! répliqua Monceau, en se levant et en jetant trois francs sur la table… Il n’y a pas de quoi me remercier… Je pourrais vous rendre un bien autre service, qui serait de vous faire repincer par votre grand frère, – abbé des Grieux. Mais vous avez pris ma parole. Débrouillez-vous. Ils sortirent lentement. La petite salle était pleine de monde maintenant, pleine surtout d’Alsaciens qui baragoui- naient leur patois onctueux. Moriceau causa quelques instants avec la dame du comptoir. Puis il sortit, suivi d’Auradou. Le chat, comme c’était sa coutume, reconduisait Moriceau jusqu’à la porte, en se frottant à ses jambes, la queue traînante, le dos aplati, le pas de velours… Sur le seuil, les deux jeunes gens se serrèrent la main. Moriceau dit : — Quand vous verrai-je ? À partir d’aujourd’hui, je suis libre comme les lys des champs qui ne travaillent ni ne fi- lent. — Je ne sais… Quand vous voudrez… — Tenez, maintenant que vous êtes débarrassé de votre soutane, voulez-vous venir avec moi au théâtre, demain ? – 202 – — Au théâtre ? fit Auradou, les yeux brillants. — Oui… Ce n’est pas un lieu de perdition, croyez-moi, quoi qu’on vous ait dit au séminaire. J’ai un fauteuil à vous offrir. Ce n’est que l’Odéon, mais enfin c’est une première d’un futur académicien, et il y aura du monde… Voulez- vous ? — Oui… — Eh bien ! demain, à sept heures et demie, rendez- vous devant la façade… Au revoir… Ils se serrèrent la main et se séparèrent, prenant chacun la rue en sens opposé. Le chat Moustache, du seuil de la porte, regardait filer Moriceau, – la queue droite, le dos en arche, une patte de devant un peu soulevée, – dardant sur l’ombre qui descen- dait ses yeux de phosphore. – 203 – IV La pièce était d’un poète de trente-cinq ans, aimé des femmes pour ses vers intimes, et dont le souple talent savait tour à tour ciseler la strophe lyrique et marteler le vers du drame. Tout ce qui restait de Parisiens à Paris, le Grand-Prix passé, s’était donné rendez-vous pour assister à cette der- nière solennité littéraire de l’année. De la rue de l’Odéon, de la rue de Condé, de partout, les coupés débouchaient devant le perron du théâtre. Toute la petite place s’éclairait du reflet des lanternes nickelées. Et les attelages, arrêtés au pied des marches, s’ouvraient pour livrer passage aux arrivants. Un monsieur en pardessus d’été sautait à terre, puis tendait sa main nue sur laquelle s’appuyait une main de femme, un bras ganté jusqu’au coude… Une tête de Parisienne émer- geait du coupé, penchant sur ses flexibles ressorts, – un buste enveloppé par le châle léger qui cache les épaules, et un petit soulier incertain cherchait l’appui du marchepied… Tout cela était nouveau et charmant pour Auradou. D’une correction de provincial dans sa longue redingote de drap uni, avec son chapeau de soie et l’une des chemises que lui avait envoyées Moriceau, il se promenait en haut du péristyle, les mains un peu embarrassées, regardé curieuse- ment par les gens qui arrivaient. Son dernier entretien avec le polytechnicien, chez Kathis, l’avait troublé profondément, en lui révélant une façon de vivre qu’il ne soupçonnait pas avant. Il admirait ce jeune homme si gai, si délibéré, – si car- rément aux prises avec la lutte pour l’existence. Comme lui, il aurait voulu savoir regarder l’avenir en face, oublier un passé pesant, se faire des habitudes équilibrées entre la dis- – 204 – traction et le travail. La crise du mal de Paris le ressaisissait, mais d’une autre façon que la première fois, – celle-ci, capti- vante, pleine d’excitations, qui mène à la fortune les éprou- vés, et les impuissants à la folie et au suicide. — Bravo ! fit une voix derrière lui, nous sommes exacts !… C’était Moriceau. Auradou eut peine à le reconnaître, tant le jeune homme lui parut différent de ce potache gouail- leur, insoucieux de sa mise, qu’il était d’ordinaire. Avec un peu de surprise, il regardait ce petit brun aux yeux gris- bleus, dont la moustache avait les reflets du cuivre bronzé. Moriceau n’était pas en tenue de soirée, mais la jaquette prenait admirablement la taille, le pantalon moulait les jambes, le plastron de faille claire découpait sous le menton un triangle exigu. Auradou murmura : — Comme vous êtes beau ! — Oh ! beau. Vous êtes indulgent. Je n’ai même pas passé de frac, sachant que vous seriez en redingote. Et l’emmenant un peu à l’écart : — Voyons cette tenue… Eh bien, ça ne va pas mal. Le tailleur des Pères leur a fait, – je le vois – des redingotes de coadjuteurs. Mais n’importe. Ce soir, il y a beaucoup de monde académique, lequel a la spécialité de ces redingotes- là. Ils passèrent au contrôle, où Moriceau tendit un feuillet blanc qu’on lui échangea contre deux cartons roses… – 205 – Les deux fauteuils dont il disposait étaient à l’avant- dernier rang. De là, la salle entière se voyait, le balcon et les loges déjà remplis, – les baignoires et les avant-scènes vides encore, – l’orchestre, où, peu à peu, les journalistes arri- vaient. Moriceau, debout, une petite lorgnette aux yeux, pro- mena quelques instants un regard circulaire sur la salle… Puis il s’assit, et à côté de lui l’ostiaire. Et, appuyé sur le bras mitoyen du fauteuil, il se prit à dire des noms : — Princesse de Marignan, ce chignon d’or, à droite, dans la loge du balcon la plus voisine de l’avant-scène… La nuance de ses cheveux est bien à elle, car elle l’a inventée, faisant de l’eau oxygénée un usage que ce pauvre Thénard n’avait certes pas prévu… Il continua à passer la revue des femmes, détaillant les toilettes claires étalées au balcon, qui semblaient y déployer un gigantesque éventail. Comme il se taisait, un journaliste retardataire passa dans la rangée des fauteuils où ils étaient assis. Il se plaça à côté de Moriceau, et, d’un coup, le reconnaissant : — Ah ! ce jeune Trick ! comment allez-vous, poète ? On ne vous voit plus depuis quelque temps, mon ami. Et vous venez, sans y être forcé, recevoir cette pluie d’alexandrins ? — Que voulez-vous ! répondit Moriceau, il faut bien faire comme tout le monde. Et se tournant vers Auradou, il lui dit à mi-voix : — C’est Albrecht, le soiriste du Paris-Journal. Albrecht murmurait : – 206 – — Rien ne ressemble à un drame en vers comme un autre drame en vers. Comment se trouve-t-il encore des gens pour fabriquer de ces machines-là ? Et, renversé sur le dossier de son fauteuil, les yeux aux lustres, il poursuivit en à-parté. — Si j’étais roi de Bavière, je me ferais bâtir un théâtre où l’on jouerait des pièces sans paroles, sans action non plus… Il n’y aurait que des décors, mais si merveilleux, qu’ils évoqueraient l’infini des rêves, – et des trucs si prodi- gieux qu’ils vous empêcheraient de croire à la vie réelle. Des femmes très belles, très peu nombreuses, se montreraient par intervalles sur la scène. Elles danseraient des pas peu compliqués, mais extrêmement excitants. On entendrait une symphonie lointaine et effacée… Je ne comprends pas la musique, mais j’ai un faible pour la Marche indienne, de Sel- lenik. On frappa trois coups sourds derrière la toile. Le gaz de la rampe et de la salle fut levé subitement. — Ave Cæsar, murmura Albrecht. Lentement, le rideau se leva, enroulé sur lui-même. On vit une place Florentine, avec des toits plats, des clochers grêles,… Et deux seigneurs s’avançaient la main sur l’épée : Ainsi, depuis vingt ans le crime est impuni ? C’était un drame sévère. Il n’y avait que deux rôles fé- minins, une mère, admirablement jouée par Teissandier, – une courtisane, rendue dans une note très moderne par une débutante issue l’année même du Conservatoire… Auradou, – 207 – qui n’écoutait pas la pièce, ne suivait que les deux actrices. Il avait pris la lorgnette de Moriceau et tenait dans le champ leurs bustes décolletés… Une fois, comme l’une d’elles tor- dait ses bras, il aperçut un reflet sombre sous la courte bras- sière du corsage… Il rougit subitement. Pendant l’entracte, il répondit à peine à Moriceau, qui lui demandait, comme aux enfants qu’on mène pour la pre- mière fois au théâtre, s’il s’amusait. Albrecht, lui, grommelait entre ses dents. — Qu’est-ce que je vous avais dit ? Est-ce que nous ne l’avons pas tous faite au collège, cette pièce-là ? Est-ce que, depuis, elle n’a pas bercé notre adolescence, la pièce floren- tine avec les jeunes orfèvres, joués par une fille aux seins pointants, au ventre bombant sous le maillot ; et le tyran contre lequel on conspire, et le ténor qui fait dire : Nous le ju- rons ! et le vieux moine qui bénit toute la bande ?… Au second acte, la conjuration manœuvrait. Auradou n’y comprit rien, et la salle elle-même sembla se perdre dans l’intrigue. Mais les rimes étaient belles, et, de-ci, de-là, un vers sonore enlevait les applaudissements. Albrecht enrageait. Il murmurait, apostrophant tout bas le chef des conjurés : — Tue donc le Duc, animal, au lieu de perdre un temps précieux à nous dire que tu as le cœur pur… Mais, au troisième acte, la bataille parut regagnée… L’action devenait claire, vraiment dramatique. Les belles ti- rades faisaient jaillir les battements de mains, crépitants comme des fusillades. – 208 – Quand la toile se baissa sur cet acte-là, personne ne douta plus du succès. Albrecht lui-même disait : — Il y a des choses pas mal là-dedans, en somme. Ce garçon-là a du talent. Jamais ils n’en voudront à l’Académie. Ils étaient sortis tous trois, le soiriste, Moriceau et Aura- dou, et s’en étaient allés s’asseoir à la même table, au café Tabourey… Tout en chipotant une glace, Albrecht disait : — Il y a longtemps que le Tabourey n’a été à pareille fête, depuis les jours lointains de Gustave Planche. De fait, le coup d’œil était charmant, sur la place du théâtre, éclairée comme un décor par les faisceaux de lampes du fronton et les ifs du péristyle. Albrecht se leva pour aller serrer la main à un gros gar- çon réjoui qui prenait un bock à la table voisine, en tête-à- tête avec une femme. De celle-ci on ne voyait que le dos, et une masse de cheveux dorés débordant de dessous le cha- peau. — À qui parle-t-il ? fit Auradou. Moriceau répondit : — À Charmeret, un chroniqueur intermittent du Réveil. Singulier type de journaliste, ce Charmeret. Si la fortune ne l’eût fait millionnaire, peut-être fût-il devenu célèbre… Tel qu’il est, il donne sa vie à deux choses très belles : l’amour et les vers. Ses amours sont parfois indignes ; mais ses vers sont toujours superbes. – 209 – La fin de l’entracte sonnait. Albrecht accompagna Charmeret et la jeune femme, qui ne s’était point retournée. À quelques pas derrière eux l’ostiaire et Moriceau suivaient. Auradou gardait ses yeux fixés sur la silhouette de la jeune femme, qui marchait distraitement à côté des deux journalistes causant ensemble. Il regardait les cheveux, d’un blond de vermeil aux lueurs du gaz ; ces cheveux lui en avaient tout d’un coup rappelé d’autres, – une natte défaite roulant sur l’herbe brûlée d’un talus. Il voulut voir sa figure, hâta le pas et dépassa Moriceau. Mais la foule se heurtait dans les entrecolonnements ; il ne put rejoindre celle qu’il poursuivait que dans le couloir, vers le passage des fauteuils… Là, sous la lumière nette du quinquet, comme Charme- ret ouvrait la porte de la loge, elle se retourna un instant très court, avant de disparaître… — Eh bien, voyons, qu’est-ce que vous attendez, dit Mo- riceau en secouant par le bras Auradou figé sur place. Il l’entraîna dans la salle. L’ostiaire était tout pâle. Il s’affaissa sur son fauteuil. Son ami lui demanda : — Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes souffrant ? — Non, fit Auradou, qui reprenait possession de lui- même… ce n’est rien ; j’ai eu un petit éblouissement. De fait, la chaleur était étouffante dans la salle… Aura- dou jeta les yeux du côté de la baignoire où il avait vu péné- trer Charmeret… Mais la grille était à demi-levée et, à tra- – 210 – vers le gros treillage doré, il ne distinguait rien dans ce trou noir. La toile s’était relevée sur le quatrième acte, le dernier. Toute la salle écoutait attentivement ; cette fin de pièce était vivement conduite ; les interprètes se donnaient sans mar- chander, et l’intérêt se corsait à l’approche du dénouement. Auradou n’écoutait plus rien. Il fixait toujours ses re- gards sur le paravent treillagé de la baignoire… À présent, il ne voulait plus croire qu’il avait bien vu, tout à l’heure. Ce n’était pas possible, une chose pareille… Jeanne Béziat ! cette Parisienne !… Allons donc… Celle-ci semblait plus grande, d’abord… Et puis elle n’avait pas le dandinement disgracieux de la Nicolaise quand elle marchait… Tout à coup la grille s’abaissa. La jeune femme se pen- cha au dehors. Cette fois Auradou la vit de face, en pleine clarté. Il cris- pa ses doigts sur la manche de Moriceau. — Cette femme ? lui demanda-t-il, à voix basse, en la désignant du regard. Moriceau plissa un instant les paupières de ses yeux de myope. — Dans la baignoire de Charmeret, cette belle fille aux cheveux d’or pâle ? C’est sa maîtresse, – Diane, – une fille qu’il lance. Il l’a ramenée on ne sait d’où, – d’un de ces voyages sentimentaux qu’il entreprend de temps à autre, – quand Paris l’agace… Seulement, cette fois, il est fortement pris, et elle le ruine un peu, dit-on… — Je veux la revoir, murmura Jules sans avoir cons- cience de ce qu’il disait. – 211 – Moriceau ne l’entendit pas. La toile s’était baissée, puis relevée au coup de tonnerre des applaudissements. On nommait l’auteur et chacun se di- rigeait vers les issues au milieu du brouhaha des conversa- tions. Auradou se précipita vers le corridor… Mais la foule l’arrêta encore… Moriceau le rejoignit dans le vestibule. — Que diable avez-vous donc ? questionna-t-il. C’est Diane qui vous met dans cet état ? Eh ! eh ! mon ami ; vous n’êtes pas un abbé, – vous êtes un fragment d’amadou. L’ostiaire lui prit la main : — Je vous en conjure, dit-il sérieusement. Dites-moi comment je pourrai la revoir. En ce moment Albrecht s’approcha et frappa sur l’épaule de Moriceau. — Venez donc un peu par ici, jeune Trick. Le patron du Paris-Journal a remarqué vos machins du Réveil, et, m’ayant vu avec vous, il veut que je vous présente. — J’y vais, dit Moriceau avec empressement. Il serra la main d’Auradou : — Excusez-moi, je me sauve. Puis, se rappelant : — Ah ! l’adresse de Diane… Avenue de Villiers, l’hôtel qui fait le coin de la rue Fortuny… Du reste, au Bois, tous les soirs, vers cinq heures, livrée vert marin, chevaux bais… – 212 – V Une petite maison en forme de coin écorné, au point où l’avenue de Villiers et la rue Fortuny se rejoignent. Les murs en brique, encadrés de chaînes de pierre, mais à peine vi- sibles sous le débordement des feuillages, des jasmins blancs, des lierres sévères. La porte, pas bien large, tout en fer, ouvrant rue Fortuny, sur la cour étroite, découpée en triangle. Sur l’écornement du coin, la largeur d’une fenêtre : sur l’avenue, une baie cintrée, – vitrage d’atelier qu’appuient les tons morts des tentures… Tout cela exigu, gracieux, charmant… Le petit hôtel semble une boîte pleine de fleurs, mais si pleine qu’elles ont soulevé le couvercle, et débor- dent. Et les voici, jaillissant de partout, clématites, jasmins, vignes vierges, même les simples liserons, pendant des fe- nêtres, escaladant la corniche du toit, tordant les spires de leurs tiges autour des canaux de gouttières, chargeant la vé- randah à l’écraser, s’enlaçant aux barreaux sveltes de la porte de fer, s’agrippant aux façades, un éboulis, une coulée de fleurs, – toutes fraîches, saines, pimpantes, humides comme des lèvres… Pour le moment, l’heure est matinale, et la petite maison dort, portes et fenêtres closes. Seules, les fleurs feuillagées ont des frissonnements sous les rares bouffées de vent. De ce vent frais, chargé d’odeurs de campagne, mouillé de la sueur nocturne de la terre, pas un souffle n’atteindra Paris, – le Paris des boulevards. Il brisera sa courte haleine aux fa- çades compactes des maisons de six étages, – au bataillon des cent mille cheminées… Mais ici, il court à l’aise. L’avenue de Villiers lui ouvre sa large chaussée complète- – 213 – ment déserte, et de chaque côté tremblent, quand il les frôle, les jeunes arbres bien verts. En face de la baie vitrée, Auradou s’est assis sur un banc de l’avenue. Une heure durant, il a rôdé autour du petit hôtel rouge… Et puis, il s’est écroulé sur ce banc, épuisé d’énervement et de lassitude. Comme il n’a pas dormi de la nuit, il a de brefs assoupissements, dont il est tiré par des frissons de fraîcheur, aux coups de brise… Chaque fois que ses yeux se referment, il fait le même rêve : un escalier sous une vérandah, une porte en haut qui, chose singulière, res- semble à une porte de loge, et, dans l’entrebâillement de cette porte, la femme blonde d’hier. … Jusqu’au moment où il a été pris de la fantaisie qui l’a amené là, il s’est roulé sur son lit, dans sa petite chambre de chez Lassoujade… Elle était étouffante, cette nuit-là, l’étroite pièce ; l’atmosphère s’y respirait lourde comme l’émanation d’un vieux puits… Et Auradou avait entendu sonner toutes les heures de la nuit, tandis qu’il remuait dans sa tête cette idée unique : Elle est à Paris… Je l’ai revue… Le jour pâlit les vitres, grandit, chassa successivement l’ombre de tous les recoins de la chambre… Alors l’idée vint à Auradou d’aller où Jeanne demeurait, et, tout de suite, elle le posséda. Il se jeta à terre, s’habilla, sortit de l’hôtel, sans s’occuper de Lassoujade qui rôdait en bas, et gagna les quais. Il demandait son chemin aux rares passants qu’il ren- contrait, – des cultivateurs poussant leurs charrettes, des marchandes de journaux qui gagnaient leurs boutiques en plein vent. Cette traversée de Paris matinal lui fit du bien. – 214 – La distance était longue, la variété des aspects infinie. D’abord le coup d’œil des ponts de la Seine, le prestigieux décor des rives, entre le Louvre tout proche et le Trocadéro lointain, émergeant d’une vapeur qui semblait l’haleine du fleuve. Puis la rue de Rivoli, semblable en ce moment à une grande rue de province, le jour du marché, – une queue de voitures maraîchères, l’odeur terreuse des légumes frais ar- rachés imprégnant l’air. Puis un autre Paris, un Paris de larges avenues encore désertes, – bordées de maisons de riches où l’on dormait tard. Dans ces quartiers vides, Auradou s’égara quelque temps, faute d’un passant pour le renseigner. Si bien qu’il était près de huit heures quand il atteignit l’hôtel de la rue Fortuny… Il en fit le tour. Il le regarda sur toutes ses faces, – le cœur ému. Toutes les fenêtres étaient à contrevents inté- rieurs, et tous ces contrevents étaient fermés… Il comprit son erreur d’être venu si tôt, et eut un peu de décourage- ment. Quelques passants descendaient maintenant l’avenue, – des employés de commerce, des ouvriers. Tous jetaient un coup d’œil à ce monsieur en redingote, posé comme une sentinelle devant le coin. Auradou s’en aperçut et, pour être moins remarqué, s’assit sur un banc. Le sommeil vint l’y chercher, attaquant sa fatigue par de courts assauts. Mais les moindres bruits, autour de l’hôtel, le rappe- laient à lui. Il vit arriver des fournisseurs, – d’abord une voi- ture laitière, secouant ses boîtes comme une ferraille. La femme sauta à terre, lourdement, de ses deux sabots, et sonna à la porte de fer, un broc à la main… Puis vint le fac- teur, qui causa un instant avec le concierge, en remettant un paquet de lettres. – 215 – Un glissement de rideaux sur leurs tringles, un bruit de fenêtre qui s’ouvre… L’ostiaire leva les yeux : c’était au premier étage, la croisée du coin… Appuyé sur la barre, un domestique, la calotte sur la tête, le tablier aux reins, flâ- neur, regardait l’avenue en sifflant légèrement. D’en bas, on découvrait une partie de la pièce, les plafonds peints en cais- sons, le haut des tentures, le couronnement des glaces. C’était un salon. Tous les appartements de l’hôtel s’ouvrirent ainsi un à un ; et Auradou put les parcourir du regard. Quand les do- mestiques avaient fini leur travail, ils refermaient les bat- tants des croisées, tout contre, de façon à laisser pénétrer un peu de fraîcheur avant que le soleil ne donnât trop fort. Deux des fenêtres seulement restaient closes, au second étage : l’une sur l’avenue, l’autre sur le coin. Comme la chaleur montait par degrés insensibles, Aura- dou finit par s’endormir tout à fait. Subitement, il ouvrit les yeux. L’un des contrevents de la fenêtre du second était ou- vert, le rideau écarté. Une femme en chemise, appuyée contre la glace unique de la vitre, le regardait… Un instant, il resta cloué sur place par ce regard. Puis, saisi de peur, il se leva, se mit à fuir, à courir, tant qu’il eut du souffle, jusqu’à ce que la fatigue le fît appuyer à un mur, haletant. Une heure plus tard, il se retrouva devant le Collège de France. Il avait marché tout droit devant lui, sans s’occuper du chemin. Sur la porte de l’hôtel de Béziers, Adèle, toujours en peignoir de flanelle, l’attendait. Elle lui sourit et dit : — Eh bien ! monsieur Jules, nous nous promenons un peu, maintenant ?… C’est vrai qu’il fait si beau temps ! – 216 – La grosse femme bouchait toute la largeur du passage. Jules, arrêté malgré lui, répéta : — Oui, il fait beau, très beau. — Et vous allez déjeuner, maintenant ? Désirez-vous manger au restaurant, ou dans votre chambre ? Jules déclara qu’il aimait mieux manger dans sa chambre. Alors seulement la grosse Adèle le laissa passer et courut elle-même chercher le béquillart. — J’ai été absurde, pensait l’ostiaire rentré dans sa chambre. Pourquoi, pourquoi me suis-je sauvé quand je l’ai vue ?… N’importe… J’irai au bois de Boulogne ce soir… Il faut qu’elle me voie… Vers cinq heures, il traversait la place de la Concorde. L’après-midi était admirable : même la chaleur eût été ex- cessive sans les bouffées d’air qui soufflaient par instants et remuaient, le long des Champs-Élysées, la verdure en para- sols des marronniers. Tout près d’Auradou, qui marchait al- lègrement au soleil, un grondement rythmait son pas. C’était le bruit des voitures qui montaient, montaient, comme d’une poussée unique, vers le point culminant où l’Arc-de- Triomphe, enjambant l’allée, se nimbait d’or fluide. Spectacle unique, féerie incomparable que cette ascen- sion dans la lumière !… Le flot montait entre les trottoirs, continu, enchevêtré, indistinct à vingt mètres de distance. Et partout, comme sur les facettes d’une nappe d’eau remuée, des reflets s’allumaient : chaque réverbère, chaque roue, chaque lanterne de voiture, chaque vitre de portière ou de fenêtre était un soleil, un petit soleil irradiant et aveuglant, qui, une fois regardé, emplissait la vision de taches éva- nouissantes. Toute cette coulée de clarté se déversait sur la – 217 – bigarrure multicolore des toilettes d’été, des ombrelles voyantes, des croupes qui luisaient : une variété, un heurt de nuances qui déroutaient l’œil ; si bien que, lorsqu’on fixait un instant cette montée ensoleillée, les effets de perspective disparaissaient, les lois de la lumière semblaient mentir, et l’œil clignotant gardait l’image d’une de ces toiles modernes, sabrées de grandes touches, comme une palette… Auradou, que le soleil grisait, buvait ce spectacle avec ravissement. Passé l’Arc-de-l’Étoile, il rejoignit une bande de collégiens, dix à douze ans environ, qui s’en allaient en pro- menade, pataugeant dans le sable, sous la conduite d’un pion, ils avaient des pantalons de treillis froissés, de petits dolmans noirs à ganse rouge, tout saupoudrés de poussière impalpable. Cahin-caha, ils marchaient mal formés en rang, les uns dévisageant les passants, montrant du doigt les voi- tures avec un rire niais ; les autres abêtis, traînant le pied sous ce lourd soleil, le regard à terre. Le pion suivait à quelque distance ; il les avait oubliés ; il enveloppait d’un re- gard luisant les femmes qui passaient, et se redressait dans sa redingote aux reflets de toile cirée. Auradou fit un retour sur lui-même. Il se rappelait les éreintantes promenades faites avec les Postards, du temps qu’il les surveillait, quand on revenait à pied de Suresnes au Panthéon. Et la rentrée dans la sombre maison, cette chaîne qu’on retrouvait au retour, la chambre sans horizon, avec sa découpure de ciel !… Oh ! l’affreuse vie ! l’affreux tom- beau !… Comme il était heureux d’avoir échappé à tout ce- la !… Maintenant, il marchait tout seul, il était hors de tu- telle… Il était libre. Cette idée le rendit très fier… Il était libre… Il gagnerait sa vie ; il n’aurait rien à demander à per- sonne… La gaieté apparente de la foule, la gaieté de la jour- – 218 – née le gagnait… Il entrevit un avenir lumineux comme ce ciel, où il y aurait une place pour la réconciliation. Il était à la porte du Bois. Le souvenir de ce qu’il était venu chercher s’était un ins- tant effacé de son esprit, tant son âme était accessible aux impressions venues du dehors. La foule des voitures tournait du côté des lacs. Il la suivit. Sous les acacias, toutes se mirent au pas. La lumière se tamisait au travers du feuillage ajouré des grands arbres, comme sous le vitrage dépoli d’un hall immense ; et cette clarté affaiblie invitait aux lenteurs, au silence en demi-jour d’un salon de bonne compagnie. Rien que le craquement crépitant des graviers sous les roues, et le cliquetis des mors sur la chaîne des gourmettes. Les attelages se suivaient comme à un cortège : de petites charrettes en bois jaune, os- cillant sur leur unique paire de roues, des landaus où toute une famille est à l’aise ; des coupés aux glaces mi-levées ; puis surtout des victorias découvertes, dans lesquelles une femme est seule, droite sur la banquette, le buste raide, le regard fixe ; ou bien, au contraire, étendue, presque cou- chée, les yeux aux arbres. Parfois une voiture s’arrêtait, et, derrière elle, toute la file. Un valet de pied sautait du siège, ouvrait la portière, et, s’appuyant sur son bras, une femme descendait. Elle était lasse de son repos, elle voulait marcher. Auradou suivit le flot jusqu’à la Cascade, redescendit avec lui, retourna encore. Décidément Jeanne n’était pas là ; elle ne viendrait pas. Il fut pris d’un grand chagrin à cette pensée, et il découvrit au fond de lui-même ce sentiment tendre, non sexuel, qu’il avait ressenti pour la jeune fille – 219 – quand ils étaient tous deux à Nicole. Le fait qu’elle s’était donnée à un autre l’attristait sans l’irriter. Est-ce qu’elle l’aimait, ce Charmeret ?… Sans doute !… Alors, il pensa que s’il la voyait, il se montrerait à elle comme un vivant re- proche, et qu’il oserait la regarder en face. — Cette grande-là en blanc, dans la calèche, c’est Diane. Ces paroles, prononcées près de lui par des piétons de la contre-allée, lui firent lever les yeux… Il la reconnut, singu- lièrement assise en travers des coussins, le menton sur la main, le coude sur le genou, une fleur aux doigts. La voiture venait lentement vers lui, de la Cascade. Jeanne regardait d’un autre côté, et cela donna à Auradou le courage de fixer ses yeux sur elle. Il la trouva extrêmement belle. Quand elle fut toute proche, il se dissimula derrière un groupe de promeneurs, laissa passer la voiture et se mit à la suivre. Il la suivit longtemps. Le soir s’abaissait : de petits nuages qui envahissaient le ciel hâtaient la venue de l’ombre. Peu à peu, la foule des équipages devint moins com- pacte. Ils désertaient un à un. Jeanne restait. Un moment vint où elle fut seule. Auradou la vit se pencher, toucher du bout de son om- brelle le dos du valet de pied. Le laquais se retourna, appuyé sur la balustrade du siège, et ils échangèrent quelques mots. Ensuite le cocher enveloppa ses chevaux de la caresse du fouet, et la calèche fila vers les solitudes de Madrid. – 220 – C’était fini. Jules s’attrista et s’attendrit : il avait des larmes aux yeux. Dans la pénombre accrue, il voyait filer, fi- ler le rapide attelage. Déjà il ne le distinguait plus… Il lui sembla pourtant qu’il s’arrêtait ; puis il repartit et, finalement, disparut. Alors, il se mit à marcher à l’aventure, dans la direction où elle s’en était allée. Une tendresse infinie, grosse de larmes, dépourvue de désir, le pénétrait actuellement pour cette fille. Autour de lui l’ombre tombait, sur une grande plaine aux horizons confus, bordée de taillis qui s’immobilisaient, presque noirs… Le ciel s’était tout voilé de nuages, et la terre semblait exhaler une haleine chaude, qui faisait cette fin de journée plus accablante que la journée même. Au tournant du chemin, il poussa un soupir étouffé. Der- rière lui, on l’avait saisi par le bras, on l’attirait. Il faillit crier, mais il sentit une main sur sa bouche. — C’est moi… N’aie pas peur… viens… Il devina… Elle l’enlaçait, le portait vers le taillis où l’ombre était plus dense. Il se laissa faire. Pas une parole ne fut échangée. Quand ils furent hors de l’allée, masqués par le paravent des branches, elle l’attira contre elle, debout, s’appuyant sur lui. L’étreinte fut si éner- vante qu’ils s’abîmèrent à terre du même coup… Ils se trou- vèrent assis l’un près de l’autre – tout près… Alors, Jeanne dit des mots qui n’avaient pas de suite : — C’est vous… c’est toi… toi… – 221 – Elle l’enveloppait : elle lui piquait la nuque, le coin de l’oreille, de petits baisers précipités. Elle appuyait par ins- tants son cœur contre le sien, nouant ses mains autour des poignets de l’ostiaire, puis glissant dans la manche ouverte ses doigts frôleurs. Jules cédait : il jouissait longuement, comme une femme à se laisser prendre sans résistance par un amant qui n’est pas brutal… Et l’âme en éveil, il attendait quelque chose d’ignoré… Un instant, ils s’écartèrent l’un de l’autre ; ils n’en pou- vaient plus, ils étouffaient. Jeanne devina que si elle n’occupait pas la pensée d’Auradou, elle le perdait. Elle lui dit, près de l’oreille : — Je t’aime… Tu es seul ?… Tu es libre ? tout à fait libre ?… — Oui, murmura Auradou. Tout à fait. — Tu demeures ?… Où cela ?… — Rue Saint-Jacques… Hôtel de Béziers… — Oh ! je t’aime ; je t’aime… Ils recommencèrent. Mais cette fois leurs bouches impa- tientes se prirent tout de suite… ils restèrent immobiles un peu de temps… Et voici que l’ostiaire sentit entre les lèvres de Jeanne venir un frôlement humide, qui s’insinuait entre ses propres lèvres, et d’une pression continue, cherchait à les désunir. Il ne comprit pas, d’abord, car il ignorait cela… Puis, vaincu, charmé, il se laissa faire, la bouche d’abord ti- midement déclose, puis entr’ouverte tout à fait… Et ils rou- lèrent étendus à terre, mêlant leurs haleines, exhalant dans ce baiser de colombes amoureuses le long désir qu’ils – 222 – avaient eu l’un de l’autre, – sans avoir la force d’aller au de- là… Soudain, Jeanne sentie entre ses bras le corps de Jules s’abandonner, les membres veules, les muscles morts… Elle le serra une fois furieusement. C’était sa revanche, ce triomphe sur la chasteté de l’ostiaire… Légèrement elle se dégagea… Jules, qui n’était pas revenu de son affaissement, sentit qu’elle lui mettait avant de disparaître un baiser sur la tempe, et qu’elle murmurait : — Adieu !… – 223 – VI Orare pro me ad Dominum Deum nostrum… Mon Père, ayez pitié de moi. Sauvez-moi. Je suis un misérable et un lâche… Je vous en supplie, absolvez-moi. J’ai peur… J’ai peur… Oh ! quelle chose horrible ! Le prêtre, en entendant cela, releva lentement la tête de dessus son mouchoir à carreaux qu’il tenait sur ses yeux, et regarda avec une curiosité terne l’étrange jeune homme rou- lé sur le prie-Dieu, aveuglé de larmes, haletant. Il distinguait à peine sa figure, dans le réduit de la sa- cristie de Saint-François-de-Sales, où il l’avait emmené lors- qu’un instant auparavant il s’était cramponné à lui dans l’église, demandant avec insistance à se confesser. Il dit, sans émotion : — Calmez-vous ; mon enfant. Voyons, dites ce qui vous fait de la peine. Le bon Dieu est très miséricordieux, et nous sommes tous de grands coupables. Mais Auradou ne cessait pas de pleurer, et c’était entre les explosions de ses sanglots qu’il parlait. Le prêtre tendait l’oreille et ne percevait que des mots isolés. Peu à peu, ce- pendant, il devinait, il comprenait… Sa face se plissait, de- venait dure. — Est-ce que vous êtes prêtre ?… — Non, mon père ! Oh non ! J’ai les ordres mineurs, les deux premiers. On les donne séparément, dans mon pays… – 224 – Le courage lui revenait. Il avouait tout à présent, débor- dant du besoin de s’accuser. Il mettait son cœur à nu, il ra- contait toute la genèse de sa faute, depuis sa fuite des Postes, jusqu’au lubrique enlacement de l’instant d’avant – cette étreinte, qui, le laissant dégrisé, l’avait jeté affolé dans la première église rencontrée sur son chemin. De temps en temps le prêtre l’arrêtait. — Je ne vous demande pas cela… Ce n’est pas de la confession, ce que vous me dites là. Mais Jules ne comprenait point. Il était accoutumé à la direction totale des jésuites, cette autre école de confesseurs qui veut pénétrer tout l’être pour le façonner plus sûrement au bien. Et il parlait, parlait… Sa faute maintenant ne lui pe- sait plus ; il entendait chanter en lui l’indiscernable joie du pénitent qui avoue. Toute la vie de son âme, il la raconta : ses anciennes luttes ; comme il était resté intact jusqu’à ce dernier moment depuis le jour où un jésuite l’avait converti ; et il s’exhalait en contritions, en invocations, comme dans ses confessions au P. Jayme. Le vieux prêtre de Saint-François-de-Sales le regardait en hochant la tête. Quand Auradou s’arrêta : — Mon cher enfant, lui dit-il, vous me paraissez très exalté. Il faut vous calmer : sans cela, il n’y a pas de ferme propos qui tienne ; croyez-moi, – vous retomberiez. La vertu n’est pas dans une résolution fugitive, elle est dans une habi- tude de vie. Sûrement votre faute est grave… Vous aviez, me dites-vous, fait en recevant les ordres mineurs, vœu de chasteté. Vœu de pure dévotion, si vous voulez, mais vœu tout de même… Vous y avez manqué : par désir d’abord, je – 225 – pourrais presque dire par action, vous m’entendez. Cela est très grave. N.S. J.-Christ a dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » D’où l’on peut conclure que ceux qui n’ont pas le cœur pur ne verront pas Dieu… Il faut donc rentrer en vous-même, examiner votre vocation, et pe- ser vos forces. Jules baissait la tête… De longtemps il n’avait eu un juge aussi sévère au saint tribunal. Il pensa que Pierre devait être ainsi quand il confessait. — Mon père, mon père, vous m’absoudrez, n’est-ce pas ? — Oui, fit le prêtre… Mais vous ne communierez pas avant de vous être préparé. Vous me paraissez avoir fait un étrange abus des sacrements. Il ajouta, avec des hésitations, profitant de l’occasion pour dire son fait à la Compagnie : — Les jésuites, qui vous ont inspiré et formé dans la vie spirituelle, sont assurément des maîtres excellents, très ver- tueux eux-mêmes, – et de vaillants défenseurs de l’Église… Mais… mais… ON leur reproche justement de trop faciliter la réconciliation, de familiariser trop le pécheur avec les di- vins outils de son rachat. L’innocence devient si aisée à re- conquérir qu’on ne se défend plus de la perdre… Là est le danger… Donc, gardez désormais, à cet égard, une réserve pleine de timoration… Pour le moment, je vais vous donner l’absolution. Humiliez-vous en faisant votre acte de contri- tion. … Quand Auradou sortit de Saint-François-de-Sales, il se sentait pur et innocent comme un petit enfant… Telle est la mobilité que communique aux âmes l’habitude de la con- – 226 – fession… Certes, il se repentait. Mais c’était un repentir tout logique, tout dans l’esprit… Un grand contentement lui ré- chauffait la poitrine, comme au prodigue accueilli de nou- veau dans la maison de son père. La nuit était tout à fait ve- nue. De chaque côté des Champs-Élysées, les becs de gaz étaient allumés, deux longues chaînes de lumière, suspen- dues d’un bout à la Concorde, de l’autre à l’Étoile… Quelques rares voitures passaient… La marche d’Auradou fut une longue prière, une longue action de grâce. Il remerciait Dieu avec effusion de l’avoir retenu au bord de l’abîme. Ses yeux étaient vraiment dessil- lés… Comme le lui avait conseillé le confesseur, il allait ren- trer chez Lassoujade, et attendre jusqu’au lendemain matin les conseils de la nuit… Revenir rue des Postes ?… Non, vraiment il ne le pouvait pas… Il écrirait au P. Jayme, sa Providence, et le P. Jayme arriverait tout d’un coup pour le réconforter. Il y avait des noviciats dans le midi… Il s’y ren- drait bien vite : c’était ce Paris qui lui était terrible. Il pressa le pas, car il avait hâte de se trouver seul dans sa chambre pour réciter la longue pénitence que lui avait in- fligée le prêtre : trois fois les sept psaumes, pendant sept jours… Mais, quand il eut fermé derrière lui la porte de cette chambre, allumé une bougie, et qu’il fut au moment de se je- ter à genoux, une idée l’arrêta… Il avait l’habitude invétérée de lire sa pénitence, ne fût-ce qu’un Ave Maria, pour se pré- munir mieux contre les distractions éventuelles… Or, en fuyant de l’école Sainte-Geneviève, il n’avait emporté aucun livre d’heures… N’importe ! n’avait-il pas cette prière des sept psaumes gravée dans la mémoire ?… Combien de fois il l’avait récitée depuis sa première enfance ! Il s’agenouilla. – 227 – Mais, c’était étrange… Malgré la fixité de sa volonté, les mots le fuyaient, – tous les mots ; même les premiers… Il se prit la tête à deux mains… Toutes ses idées entrèrent en danse dans son cerveau, et il lui sembla qu’il les voyait se précipiter vers un trou ouvert, s’y débattre, s’y abîmer… Il murmura, essayant d’accrocher un verset à ce com- mencement : Domine… Domine… Deus, Deus meus. Rien ne venait… Désespéré, il se mit à pleurer silencieu- sement… Si puéril que fût l’accident, il déroutait cette âme incertaine, il la troublait anxieusement… L’ostiaire ne son- geait pas à accuser les fatigues, les émotions énervantes de la journée, de la défaillance subite de sa mémoire. Non ! l’explication qui lui vint, qui le posséda tout de suite, fut sur- naturelle. Dieu ne voulait pas de son repentir : il l’abandonnait, il lui ôtait miraculeusement la puissance de demander pardon… Cette bizarre idée l’étreignit, et bien vite l’affola. Il se re- leva ; les larmes coulaient sur ses joues, il se mit à arpenter sa petite chambre. La bougie y luisait jaune dans une sorte d’auréole visible… Tout, autour de lui, le lit, l’armoire, les cloisons où le plâtre saignait par les éraflures du papier, – tout se mit à tourner lentement, et les planches du plancher à fuir sous chaque pas qu’il faisait… Son ombre, longue, cas- sée au droit du mur, l’effraya… Il éteignit la bougie et se ré- fugia sur le lit. La peur, une peur intense, l’envahissait. Peur de quoi ? Des choses qui sont derrière la vie visible, et qui correspon- dent surnaturellement à tous nos actes d’hommes. Pour le moment, il se sentait absolument enveloppé par ces choses. – 228 – La parole divine s’était accomplie en lui : Prenez garde que je ne me retire une fois de vous… C’était fait… Il était seul, il était abandonné. Alors, par une sorte de phénomène suraigu de sensibilité nerveuse, il lui parut que sa personnalité se dédoublait et qu’il se voyait lui-même dans une espèce de dualité qui l’épouvantait. Sa vie entière s’évoqua, avec la netteté des choses vues. Son enfance souillée ; l’adolescence, chaste seulement à fleur d’âme, couronnée par une formidable chute – l’inavouable péché de l’île… Après, une nouvelle ère avait commencé pour lui, où il avait respecté son corps. Et elle s’achevait comme les autres par ce péché… Quelles grâces pourtant, quelles grâces spéciales n’avait-il pas re- çues dans sa vie spirituelle ! Dieu semblait s’être chaque fois efforcé de le retirer du péché. Maintenant, c’était fini, Dieu était las… Il l’abandonnait. L’abandon de Dieu ! Horreur !… Mais c’était le supplice même des damnés, – la peine du dam, comme disent les théologies… Son enfer commençait à l’heure même, et certes il souffrait déjà horriblement, – il souffrait, dans son corps, d’un feu intérieur qui le brûlait. Il se releva et alla s’éponger le front avec une serviette trempée dans l’eau. Il avait les tempes perlées de sueur… Revenu à son lit, il s’agenouilla encore et recommença ses efforts. Des bouts de la prière de David lui revenaient main- tenant : — Miserere mei Deus… Dieu, aie pitié de moi, selon ta grande miséricorde !… « Et selon la multitude de tes miséricordes, détruis mon iniquité. – Dele iniquitatem meam… » – 229 – Son cerveau était vide. Il n’y trouvait pas une syllabe de plus. Il chercha encore… Il souffrait à crier. Au bout de quelques instants, la torture devint si forte qu’il se révolta… Révolte contre Dieu. Il l’accusa de manquer à ses pro- messes… Il avait péché, c’était vrai. Mais son repentir n’était-il pas sincère ?… Pourquoi n’y avait-il pas de miséri- corde pour lui ?… Eh bien, soit donc !… Il n’essaierait plus. Il se retourna contre le mur, et, gagné par une soif de blasphème, pour se venger de Dieu, il se mit à repasser dans sa mémoire les souvenirs troubles de la journée… Il se roula dans ces sou- venirs, cherchant sur ses propres lèvres le goût des baisers envolés… Ô l’arome pénétrant de cette bouche de femme ! Quel paradis vaudrait jamais de telles caresses !… Ne les boirait-il plus désormais, ces haleines doucement éner- vantes ?… Non, bien sûr, tout n’était pas fini. Une lueur tra- versa son esprit qu’elle illumina. Puisque Jeanne lui avait demandé où il demeurait, c’est qu’elle viendrait le rejoindre. Oui, elle viendrait… Elle allait venir. Comment n’y avait-il pas songé ? Il s’enveloppa de ce rêve qu’elle serait à lui. Tout ce que l’imagination d’un homme vierge à vingt ans, forcément chaste jusque-là, peut enfanter quand rien ne l’arrête plus, il l’évoqua, il le remua dans sa fièvre. Mais il se dressa sur son séant. Il entendait du bruit der- rière la porte ; quelqu’un cherchait la serrure. — C’est elle, pensa-t-il. – 230 – Il sauta à terre, et ouvrit la porte. Jeanne était debout derrière ; il la reconnut aux lueurs de l’escalier. Elle avait une simple robe noire, et un petit paquet à la main. Elle voulut se jeter à son cou. Il l’arrêta et dit simple- ment : — Je t’attendais. Il alla rallumer la bougie, sur la cheminée, puis il revint se placer devant Jeanne, et, face à face, la regarda. C’était le prix de son péché, cette femme. Voilà ce que l’enfer lui payait sa damnation… Jeanne, envahie d’une crainte con- fuse, soutenait à peine le regard fixe, le regard d’halluciné qu’il dardait sur elle. Elle était venue convaincue qu’elle aurait une lutte à soutenir, qu’il faudrait prendre de vive force ce corps qui s’était déjà dérobé une fois. Et voilà qu’Auradou l’accueillait délibérément, presque sans une parole, effrayant de déci- sion. Il la contemplait toujours. Il la trouvait très belle ; mais il n’en avait aucun désir depuis qu’elle était là… Alors, il eut peur de ne pas pécher… Il s’approcha et tendit sa bouche. Dès qu’ils se touchèrent, le contact le galvanisa. Ils s’abîmèrent ensemble sur l’étroite couchette. Leurs mains, chaudes de fièvre, se cherchaient, se ser- raient un instant, puis s’abandonnaient, et le besoin de se sentir plus près l’un de l’autre leur faisait arracher leurs vê- tements. Alors, Jules eut peur d’être laissé seul après le crime consommé. – 231 – Il s’arrêta et dit : — Tu ne partiras plus ? — Non, fit Jeanne à voix basse… Non. J’ai tout laissé… tout… Je resterai avec toi toujours. Lorsque la grosse Adèle avait vu une femme demander Auradou et monter chez lui, elle avait reçu un coup en plein cœur, un coup de mortelle jalousie… C’était la maîtresse du petit curé, pour sûr, cette traînée !… Elle n’osa pas suivre Jeanne tout de suite, tant celle-ci, avec ses yeux d’innocente, lui en avait imposé. Puis vint un client qui la re- tint encore… Dès qu’elle le put, elle monta, entra dans la chambre voisine de celle d’Auradou, et appliqua son œil à un trou quelle connaissait dans la cloison. L’étreinte était déjà dénouée… Adèle vit Auradou à terre, en plein désordre de vêtements, baiser le plancher, se frapper le front aux meubles, tout en hurlant des sanglots… Il criait, sans souci d’être entendu : — Mon Dieu, sauvez-moi… J’ai été un misérable, un lâche… Ayez pitié !… Accoudée sur le traversin, presque nue, Jeanne le regar- dait. – 232 – QUATRIÈME PARTIE – 233 – I — Mon Révérend Père, c’est un homme qui désire vous parler. — Comment m’a-t-il demandé ? — Il a dit : Je voudrais voir le P. de l’Étang… Seule- ment, comme il ne m’avait pas l’air très catholique, je l’ai laissé au parloir et j’ai envoyé un des petits enfants de la por- terie ranger les chaises autour de lui, sans faire semblant. Le recteur se leva de son fauteuil, inspecta d’un coup d’œil sa table de travail, jeta une grande feuille de papier buvard sur la correspondance commencée, et dit : — Faites monter, Frère. Quand il fut seul, il alla tirer le rideau de reps vert de la fenêtre et le ferma presque hermétiquement… Venant du dehors, un visiteur ne pouvait rien distinguer d’abord dans cette grande pièce oblongue, pleine d’ombre fraîche. On frappa. Le jésuite ne répondit pas. Alors, la porte s’entrouvrit doucement… Le recteur vit apparaître une silhouette bizarre, maigre ossature – figure rase, avec un bandeau de taffetas noir sur l’œil droit. L’homme, qui était entré avec hésitation, aveuglé par l’obscurité, referma la porte et s’avança courbé obséquieu- sement. Évidemment, il était très intimidé et ne voyait per- sonne dans le noir de la chambre… – 234 – — Qu’est-ce que vous voulez, monsieur ? — Mon Révérend… Pardon, excuse… Excusez-moi, votre serviteur… Si je vous dérange… Lassoujade s’embrouillait. D’un coup, il se domina, se- coua l’échine comme un chien mouillé, et reprenant son bel aplomb : — Vji ! fit-il… Nous allons causer, mon Révérend, si vous me le permettez… Je ne suis qu’un pauvre homme, à coup sûr, mais votre serviteur bien dévoué, comme vous pouvez le croire… Je viens vous apporter des nouvelles… Adossé à la cheminée, le recteur dit simplement : — Je vous écoute. Lassoujade reprit : — Des nouvelles de quelqu’un qui est de vos amis. D’un qui est parti d’ici, il y a tantôt une quinzaine de jours, et qui a filé… tout seul. Il s’attendait à un effet… Mais le jésuite ne sourcilla pas. Seulement, il montra le fauteuil de moleskine verte, à côté du bureau, et dit : — Asseyez-vous… Jemmapes se retourna à demi et regarda ce siège avec défiance, comme s’il eût pu être à surprise. Un peu déconte- nancé, il s’assit. Mais tout de suite, il se sentit gêné… Il voyait luire dans la pénombre les yeux du P. de l’Étang, res- té debout. Mal à son aise, le vieil aventurier croisa ses jambes, les décroisa, et finalement sauta sur ses pieds, en grommelant : – 235 – — Merci… je suis bien debout. Le jésuite plissa les lèvres. — Donc, reprit Lassoujade, je vous disais, monsieur le curé – mon Révérend, pardon ! – je vous disais que je sais où est le petit en question… C’est pas une histoire que je vous conte… C’est vrai comme le bon Dieu qui nous voit tous en ce moment, n’est-ce pas ?… Probablement, ça vous ferait plaisir d’avoir l’adresse ?… Il y eut un silence. Le jésuite dit enfin : — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur. Lassoujade haussa les épaules. Il commençait à être en colère. Ce n’était pas comme ça qu’on recevait un honnête homme, voyons !… D’autant qu’il n’était qu’à demi rassu- ré… Le prodigieux silence de la maison l’enveloppait… Les rideaux de l’alcôve étaient clos. Il lui sembla qu’ils bou- geaient. Il ne put se tenir de demander : — Il y a quelqu’un là ?… Le jésuite fit signe que non. — Alors, répliqua Lassoujade, je ne vois pas pourquoi nous faisons des manières… Je ne suis qu’un pauvre homme tout simple, moi, monsieur le curé, comme j’avais l’avantage de vous le dire, et ne demande qu’à vous être agréable… Je comprends bien, parbleu ! que vous aimiez mieux qu’on ne parle pas de l’affaire… Des histoires comme ça, c’est fait pour déconsidérer une maison, c’est certain. Aussi, moi qui vous veux du bien, je ne demande pas mieux que ça ne se sache pas. Vji !… Le P. de l’Étang l’arrêta d’un geste : – 236 – — C’est bien… Je comprends… Vous trouvez que votre discrétion vaut de l’argent et vous venez me proposer un marché ?… — Oh ! fit Lassoujade, un marché ! Comme vous dites ça, mon Révérend Père !… Un marché… Non, pour sûr. Un arrangement, si vous voulez bien… Et il ajouta une fois de plus : — Je suis un pauvre homme, vous savez, tout prêt à vous rendre service. — Vous vous êtes trompé, mon ami, interrompit le jé- suite doucement. Je crois comprendre maintenant que vous faites allusion à une ancienne histoire, bien oubliée… Un jeune homme qui a eu une querelle avec un de nos élèves… Oui… C’est cela… Eh bien, il est parti… En quoi cela nous touche-t-il ? — Vji ! fit Lassoujade, il portait une soutane, ce jeune homme. On n’y regardera pas de si près. Ensoutané, – dans votre maison, – c’est un jésuite. Savez-vous qu’il y a des journaux qui payeraient quelque chose pour raconter ça ? « Demandez le scandale de la rue des Postes. » Un jésuite qui bat les élèves et qui court la gueuse après, car il la court, mon révérend, sauf respect, et ferme, pour le quart d’heure… Surtout dans ce moment, où l’on parle tant de vous !… Voilà qui ferait de l’effet… Oui, je vous com- prends… C’est une vieille histoire. On racontera qu’elle est arrivée hier. C’est-il vous qui direz que non, voyons un peu ?… Lassoujade s’emballait, content tout de même de pren- dre sa revanche… Maintenant, la chambre oblongue, avec ses rideaux clos, son grand silence, ne l’effrayait plus. Il le – 237 – tenait, le Révérend. Dame ! C’était dangereux aussi de venir dans cette baraque de prêtres, tout seul… Mais il l’avait bien fallu : car Star ne voulait pas s’y prêter, décidément. Le P. de l’Étang n’avait pas cessé de tenir les yeux fixés sur lui. Il quitta la cheminée, alla tirer les rideaux de la fe- nêtre… L’œil de Lassoujade clignota sous le coup de lu- mière. Mais déjà le jésuite était revenu près de lui. Il lui dit : — Bien ! Vous voulez de l’argent ? Si nous vous en don- nons, qui nous garantit que vous vous tairez ? Lassoujade prit une pose de comédien. — On a une parole, Monsieur, – je veux dire, – mon Ré- vérend. Foi de Lassoujade… Un mot d’écrit, au besoin, ça vous suffit-il ? Le père ne répondit pas tout de suite. Il parcourait des yeux ce corps fluet, de la tête aux pieds. À la fin il dit : — Vous vous appelez Lassoujade ? La phrase était fort simple ; mais l’accent du jésuite en la prononçant fut si singulier que l’ancien maçon sursauta. Le recteur vit le mouvement et répéta : — Vous vous appelez Lassoujade… En vérité !… Pour le coup, Jemmapes devint très pâle. Le P. de l’Étang lui montra le fauteuil et dit : — Asseyez-vous. Il obéit. Le recteur vint s’asseoir devant son bureau, tout près de lui… Un silence de quelques instants régna dans la chambre. Jemmapes avait des mouvements nerveux des – 238 – bras et des jambes, sur son fauteuil, et du coin de l’œil il sur- veillait la porte. Alors, la voix du jésuite s’éleva très grave et très lente. Il ne regardait plus l’homme assis près de lui. Il semblait qu’il parlât pour lui-même. — Véritablement, dit-il, les voies de la Providence sont mystérieuses et adorables. Neuf ans sont passés, et voilà que cette terrible histoire a un épilogue dans cette maison où elle a commencé !… Puis, s’adressant à Lassoujade, devenu livide : — Comment avez-vous pu revenir ici ?… Pensiez-vous donc que tous ceux qui étaient là alors, n’existaient plus, ou bien que de pareilles scènes s’oublient ? J’étais bien jeune, en ce temps-là, sûrement… Mais des choses comme cela, on se les rappelle… Vous oubliez donc, vous ? Vous avez vu leurs portraits sur nos murailles, à ces morts, et cela ne vous a pas empêché de passer ?… Il se tut un instant. Puis : — Tenez, j’ai gardé le souvenir de ce que vous étiez comme d’une chose vue hier… Vous ne vous appelez pas Lassoujade. Ils vous nommaient Jemmapes, d’autres, Fran- çois. Vous aviez les cheveux blonds… Ah ! je vous vois, je vous vois ! devant ce grand mur de la rue Haxo, qui semblait crépi avec de la suie !… Eh bien vous avez bien fait de venir. C’est la revanche de nos saints – Olivaint, Clerc, Bénazé… tous les assassinés !… Lassoujade fit un mouvement. — Qu’est-ce que vous cherchez ? Une arme ? Êtes-vous fou, voyons ? Vous vous doutez bien que je ne suis pas seul, – 239 – qu’il y a du monde à côté, dans le corridor, partout… Te- nez… Il appuya deux fois sur un bouton de sonnerie élec- trique. Presque au même instant la porte s’ouvrit et un vieil- lard entra. — Frère Agapit, regardez cet homme. Le reconnaissez- vous ? — Oui, répondit le Frère sans hésiter. C’est un de ceux qui ont tué nos saints. — Vous le voyez, reprit le recteur, tout le monde ici sait qui vous êtes… Eh bien ! justice se fera. À ces mots, Lassoujade sauta sur ses pieds. Il releva la tête et, d’un aplomb merveilleux : — La justice ? Qu’est-ce qu’elle a à voir là-dedans ? C’est des affaires de politique, tout cela. On a amnistié !… Le jésuite marcha sur lui. — Vous n’êtes pas seulement un tueur d’otages, répli- qua-t-il. Vous êtes un criminel de droit commun qu’on croit disparu. Le président Bonjean qui vous connaissait, je ne sais comment, disait en vous montrant au P. Olivaint : — Regardez qui va nous tuer… Celui-ci est un échappé de Mazas. Lassoujade, du coup, perdit son aplomb. Il regarda en- core une fois autour de lui, cherchant par où il pourrait s’en aller. Mais il devinait derrière les murs des gens cachés, prêts à le saisir. Il devint humble, subitement. – 240 – — Laissez-moi m’en aller, monsieur le curé, fit-il, la voix dolente… On a été jeune, c’est vrai, on a fait des bêtises, mais vrai, on les regrette ; maintenant on est honnête. Ne me faites pas repasser par les prisons, voyez-vous : je rede- viendrais ce que j’ai été… Et ça serait de votre faute. Le jésuite haussa les épaules. — Vous n’êtes pas sincère… Vous essayez de me trom- per… Comment voulez-vous que je vous croie ! Et pourtant j’ai de la répugnance à vous faire empoigner ici… Frère Agapit, que dois-je faire ?… Le Frère arrêta un instant son rosaire entre ses doigts. Et il dit ces simples mots : — Les saints n’ont pas besoin d’être vengés. Le jésuite réfléchit quelque temps. — C’est vrai, dit-il. Qu’importe la liberté de cet homme, après tout ? C’est affaire à Dieu de le juger… Puis, s’adressant à Jemmapes. — Vous allez me dire ce qu’est devenu le jeune homme dont vous me parliez tout à l’heure. Où est-il ? — Il est, reprit Lassoujade, heureux d’en être quitte à si bon compte… Il est… Mais vous ne me ferez rien, au moins ?… Ce n’est pas ma faute si le petit est entré chez moi… Je suis patron d’hôtel, mon Révérend. Je ne peux pourtant pas mettre les clients à la porte… C’est rue Saint- Jacques, hôtel de Béziers. – 241 – Le P. de l’Étang le regardait avec défiance. Mais, cette fois, Lassoujade parlait d’abondance, et le jésuite vit bien qu’il était sincère. — Allez-vous-en, fit-il. Lassoujade ne se le fit pas répéter. Seulement, à la porte, l’aplomb lui revenant maintenant que l’orage était passé, il fit une belle révérence et cria, ressaisi par la manie de blague : — Messieurs, votre serviteur… Si jamais – on ne sait pas – besoin d’une chambre… Hôtel de Béziers, une bonne adresse, rue Saint-Jacques. Vji !… Quand la porte se fut refermée, le F. Agapit et le recteur restèrent un instant sans parler. Le Frère égrenait toujours les billes noires de son rosaire. De l’Étang s’assit à son bureau. Il chercha une de ses cartes, écrivit hâtivement quelques mots, puis, fermant l’enveloppe où il ne mit point de suscription : — Faites porter cela au P. Jayme, Frère, je vous prie… Vous savez l’adresse. … Depuis dix jours le P. Jayme était à Paris. Dès qu’il avait reçu à Bordeaux, où il était revenu d’Espagne vers le commencement de juin, la nouvelle de la fuite d’Auradou, il avait arraché au Père Provincial l’autorisation de retourner à Paris, et il était arrivé, le cœur torturé. Un vrai remords l’envahissait. Cet enfant, ce bien- aimé qui venait de se noyer dans le gouffre ouvert de la grande ville, c’était lui qui l’avait arraché au pays, exposé au péril. Oh ! c’était sa faute propre, cette chute. Sa conscience souffrait autant que son cœur. – 242 – Rue des Postes, où il avait frappé anxieux, ne sachant point encore toute l’histoire, il avait trouvé chez le recteur deux lettres, adressées par Pierre à son cadet. Le P. de l’Étang avait fendu les enveloppes, comme c’était l’usage, – mais sans lire ce qu’elles contenaient, car cet homme du monde avait des répugnances instinctives contre certaines coutumes des couvents. Mais le P. Jayme, lui, avait pris les lettres et les avait lues, avec l’absence de scrupule d’une femme aimante. De ces lettres, la première reflétait seulement la paisible monotonie de la vie nicolaise… Castille, le facteur, a un rhumatisme à la jambe droite… Le canal du Lot s’enlise tous les jours : on n’y peut plus passer… Une nouvelle plus im- portante à la fin. L’abbé Galup étant tombé malade, Pierre avait accepté de l’évêque de desservir la paroisse de Nicole. Et la lettre s’achevait dans quelques lignes sublimes de sim- plicité : un tableau des devoirs du curé, – que l’aîné se traçait à lui-même, et y traçait à son frère, en une langue hachée, puissante parfois comme celle de Pascal. L’autre lettre s’imprégnait d’inquiétude… Qu’avait donc Jules ?… Était-il malade ?… Huit jours passés, et il ne ré- pondait point ? Est-ce que les tristesses d’avant l’avaient re- pris ?… – Je suis très inquiet, ajoutait Pierre. J’étais, ce ma- tin, tout près d’écrire au P. de l’Étang… C’eût été la première fois : Pierre ne pouvait vaincre sa répugnance à corres- pondre avec les jésuites. À cette lettre-ci, le P. Jayme répondit… Il avait deman- dé au P. de l’Étang la permission de se charger seul de l’affaire, jaloux de garder pour lui toute la responsabilité, et, en écrivant à Pierre, il mentit, mentit pendant trois longues pages, sans un remords… Une histoire était venue naturel- – 243 – lement sous sa plume, touchante et vraisemblable, adroite à ménager toutes les inquiétudes dans l’âme de l’aîné… L’enfant était au lit. Oh ! rien de grave… un peu souffrant seulement. En tombant dans un escalier, il s’était cassé le bras… Il fallait rester couché… Le médecin n’avait aucune crainte ; mais il exigeait le repos, un repos absolu. Et le jésuite, emporté par ce goût d’amplification qui est le caractère commun des talents de l’ordre, se laissait aller à une fiction de roman. Il décrivait le petit lit fermé, bien blanc, dans la pièce close aux rideaux blancs, l’appareil posé sur le bras, la mine un peu pâlie de Jules ; un luxe de détails, une minutie de traits qui devaient convaincre Pierre, et le convainquirent en effet. … Une vieille demoiselle, très riche et très dévote avait mis à la disposition des jésuites dispersés le superbe hôtel qu’elle possédait quai de la Tournelle. Jayme y fut installé avec cinq autres pères. En même temps, on lui assignait un poste d’aumônier dans une maison de retraite, au Marais, chez les dames du Saint-Nom-de-Jésus. Petite besogne et qui ne l’occupait guère. Ses loisirs se consumaient en re- cherches, forcément discrètes, car ses supérieurs lui avaient interdit de mêler la police à l’affaire. Chaque matin, de la chambre haute qu’il occupait, Jayme voyait Paris jaillir de la brume confuse des matins d’été. Le faîte des maisons, les crêtes des cheminées, les pentes violettes des toits s’amoncelaient dans la buée dorée, à perte de vue… L’enfant était là, quelque part, introuvable dans cette immensité habitée. Le billet laconique du P. de l’Étang tomba au milieu de ces tristesses. Le concierge de l’hôtel, un grand vieillard à mine de chouan, le lui remit un soir comme il revenait de – 244 – confesser les pénitentes du Saint-Nom-de-Jésus. Jayme, ayant reconnu l’écriture, monta plus vite que de coutume, et, arrivé dans sa chambre, sans même défaire sa lévite et son chapeau, déchira l’enveloppe. Le billet disait : « Gaudium magnum ! L’enfant prodigue est retrouvé. Hô- tel de Béziers, rue Saint-Jacques. Soyez très, très prudent. Timeo mulierem quamdam. » Je crains une femme ! Tout de suite, le jésuite eut l’intuition de ce qui s’était passé : Cette femme, bien sûr, c’était celle qui naguère, dans l’île, essayait de violer l’enfant… Le lendemain, de bonne heure, il s’habilla de vêtements civils, et gagna la rue Saint-Jacques. Il la parcourut en tous sens avant de trouver l’hôtel de Béziers… En bas, il ne rencontra que la grosse Adèle. Elle avait les yeux très rouges. — Monsieur désire ?… — Est-ce ici que demeure M. Auradou ? L’ancienne rouleuse eut un soubresaut, et son émotion se résolut dans un court sanglot. — Ah ! Monsieur… monsieur est son père, sans doute. Il est parti, monsieur… parti hier soir. Elle n’y tint plus, elle fondit en larmes. Raymond Jayme la considérait, désolé et surpris… Sur ces entrefaites. Las- soujade, qui avait entendu du bruit dans la loge, entra. – 245 – Du premier coup d’œil, à cette moustache rasée, à la fa- çon de porter la redingote, il devina le jésuite. — Vji ! fit-il, mon Révérend. Désolé, désolé. L’oiseau s’est échappé… Hier soir, sa quinzaine finie… Sa dame l’a enlevé. Ce n’était pas assez joli pour elle ici, sans doute. Il y avait quelque amertume dans les derniers mots de Lassoujade. Le jésuite le considérait avec défiance. L’autre devina sa pensée. — Oh ! fit-il, faut pas croire à une histoire. Si vous vou- lez le chercher dans l’hôtel, mon Révérend, – les clés sont là… Ça m’a ennuyé, je vous assure, surtout rapport à mon- sieur le Curé, votre collègue, qui a été bien convenable avec moi hier… Mais, sur le gril, comme un saint Laurent, on ne pourrait pas me faire dire où est l’enfant, vu que je l’ignore. Adèle laissa échapper un sanglot. Lassoujade eut alors un mauvais rire, et, la montrant au jésuite, d’un geste familier, comme l’on fait entre hommes : — Regardez-moi donc celle-là… En voilà une qu’on ne retiendrait pas ici, si seulement elle savait où est le micheton. – 246 – II C’était vrai, l’enfant était parti. – Jeanne, dès le premier jour, avait résolu de fuir au plus vite cette maison lépreuse de Lassoujade… La promiscuité des filles l’écœurait : la ja- lousie grotesque d’Adèle la poursuivait jusque dans les bras de son amant… Mais, au début, ç’avait été pour elle une tâche assez dé- licate de conquérir définitivement l’ostiaire. Il y avait un instant redoutable, dont Jeanne avait peur au milieu même de ses caresses : celui où leur étreinte se dénouait. Elle voyait alors comme un voile passer sur la face de son amant… Il la repoussait – et se jetait à terre, à ge- noux… Il improvisait de longues oraisons tendres, implorait le pardon de Dieu en des effusions… Cela durait parfois des heures, – si longtemps que Jeanne finissait par s’assoupir. Elle se réveillait, ressaisie par lui dans une étreinte brusque, doublement troublante après l’assoupissement bercé par des sanglots… Elle comprenait alors qu’elle s’était asservie à une force dévergondée, sans loi, pleine d’imprévu dans son action, – et, quand elle y songeait, elle avait peur de l’étrange amant qu’elle s’était donné… Son amour s’aiguisait de ces émotions. Véritablement, Auradou l’avait eue vierge. Cette petite couchette avait révélé l’amour à la maîtresse de Charmeret. Pourtant, un jour de lassitude, elle se décida à l’emmener. Ici, elle le sentait lié à tout un passé mauvais… C’était de lui-même qu’il était venu dans cette maison. Elle – 247 – l’emmènerait dans une maison choisie par elle, – une maison fermée sur leur tendresse comme est un tombeau. Ils partirent. Elle l’entraîna. Elle l’entraîna aussi loin qu’elle put. Au cocher du fiacre qui les emportait, devant Adèle effarée, elle avait dit sim- plement : — Descendez la rue. Passez la Seine. Elle ne voulait pas qu’on pût les rejoindre. Quand le fiacre, au pas incertain du cheval, traversa la place de l’Hôtel-de-Ville, elle se pencha à la portière et jeta une adresse. C’était l’adresse d’un hôtel du quartier Monceau, où elle avait été chercher, un mois auparavant, une institutrice an- glaise, un jour que la fantaisie lui était venue d’apprendre cette langue, pendant les heures vides où Charmeret était absent… La maison était blanche, respectable, – la rue muette. Une bonne en bonnet les accueillit… Puis une vieille dame à coques jaunâtres. Jeanne, que rien ne démontait, se recommanda de son institutrice qui était partie pour l’Allemagne, et inscrivit gravement sur le registre : — M. et Mme Béziat. On leur donna un petit appartement au second. Des pièces claires et fraîches, la chambre à coucher meublée en pitch-pin, des mousselines aux fenêtres, un lit avec une flèche d’où tombaient les rideaux blancs comme sur un chœur de chapelle ; – le petit salon empire, avec des meubles habillés de housses. Là, quand ils se trouvèrent seuls, la porte refermée, Au- radou céda au charme de cette solitude calmée. Il se sentit – 248 – intérieurement reconnaissant à Jeanne de l’avoir emmené… Le silence de ce quartier étranger l’enveloppait délicieuse- ment. Il se mit à genoux près du fauteuil où Jeanne s’était assise, et lui prenant les mains, les lui baisa. Toutes les tendresses, même les plus heurtées, ont de ces heures d’accalmie. Ce sont les meilleures. Si elles du- raient davantage, la vie serait bonne… Il y avait tant d’honnêteté et d’immobilité autour d’eux, qu’ils purent croire les heures troubles de leurs premières caresses défini- tivement envolées. Pour pervers et compliqué que soit le cœur d’une femme, il garde toujours une place aux ten- dresses sincères. Et, quand une pareille tendresse y est éclose, le passé s’abolit, et positivement l’être féminin se re- fait pour un temps. Jeanne, qui avait au moins ce mérite de ne jamais combattre ses impulsions, s’abandonna tout en- tière, et par l’ascendant d’un sentiment plus fort, gouverna quelque temps Auradou. Avec un tact de femme et de femme formée au couvent dans l’intimité d’un prêtre, elle pénétra l’ostiaire, s’associa en apparence à ses remords – mais en les alanguissant savamment, en profitant du chan- gement des milieux pour transformer insensiblement les ha- bitudes. — Oui, sans doute, ils étaient coupables, de grands cou- pables ; mais Jésus était plein de miséricorde pour les pé- chés commis par grand amour. Eux ne péchaient point par malice ; seulement par faiblesse. Au moment même de leur péché, n’aimaient-ils pas Dieu encore, ne lui demandaient-ils pas pardon ?… Enveloppante et mystique, elle fut de moitié désormais dans ses actes de repentir. Elle s’unit à ses prières après les – 249 – baisers, diminuant ainsi, par la continuité de sa présence, le choc, le contraste entre la faute et l’expiation. Auradou, faible, épuisé par les récentes épreuves, se laissa faire. Incapable de démasquer le sphinx féminin qui le tentait, il s’empressa de suivre la pente trouvée par Jeanne vers l’apaisement de sa conscience. Il s’endormit doucement dans la vie paisible qu’elle lui avait faite…, vie sans chocs, sans inquiétude. De l’hôtel de la rue Fortuny, Jeanne avait emporté tous ses bijoux et tout l’argent qu’elle avait trouvé : jamais sa présence d’esprit, sa prévoyance de l’avenir, ne l’abandonnaient. Maintenant, ce qu’ils dépensaient en vivant ensemble était relativement peu de chose, – l’avenir sem- blait facile et sûr. Lui, du reste, ne s’en préoccupait pas, vi- vant sans honte de l’argent de cette femme. Le catéchisme n’enseigne pas de pareils scrupules. Ce furent de douces journées. Il leur sembla qu’elles ne finiraient jamais. La possession déjà longue de cette femme commençait à apaiser les sens d’Auradou, et, avec ce qu’il lui avait donné de sa jeunesse et de sa vie, un peu de l’humeur étrange qu’il avait avant s’en était allée. Les jours, à présent, s’écoulaient, calmes et pareils, au milieu d’un « rien faire » qui n’est point sans charme pour ces natures méridionales. Paris, vide et poussiéreux comme une ville ga- ronnaise, les enveloppait d’un silence ignoré et délicieux… Ils sortirent un peu ensemble, comme des époux ; ils allèrent s’asseoir, aux heures chaudes de la journée, sous les arbres du parc Monceau, près de la fraîcheur des bassins. Les sou- venirs communs remontaient de leur cœur à leurs lèvres, tandis qu’ils regardaient le soleil tamiser ses paillettes dans les jaillissures de l’eau. Et il leur venait à tous deux un désir immense et sincère de retourner s’aimer au pays, – une nos- – 250 – talgie des horizons gris de la Garonne, que l’éloignement poétisait à leur tirer des larmes. Ce fut Jeanne qui, la première, s’assombrit. Malgré ses efforts pour être pareille à elle-même, elle devenait rêveuse. Jules l’interrogea. Elle ne voulut point répondre, ou dit qu’elle n’avait rien. Un matin, Jules se trouva seul dans le lit. Il eut un moment de terreur folle, se croyant abandonné. Mais, sur une table dans la chambre, il vit ces mots en évi- dence : — Ne t’inquiète pas. Je reviendrai pour le déjeuner… J’ai vu que tu dormais fort et je n’ai pas voulu te réveiller. À demi tranquillisé, il attendit. Deux heures passèrent. Enfin, la porte se rouvrit, et Jeanne parut. Elle était très rose, la course à pied ayant animé ses joues mates. Jules s’abattit sur sa poitrine avec une joie d’enfant, heureux de ne plus se sentir seul… — Qu’est-ce que tu as fait ?… Où as-tu été, pourquoi m’as-tu laissé ?… Il se grisait du parfum avivé de ses joues et de ses tempes, comme s’il la retrouvait après l’avoir perdue. Mais Jeanne ne répondait pas. Elle fermait les paupières sous les caresses… À la fin, elle força Jules à s’asseoir à côté d’elle. — Écoute, lui dit-elle… M’aimes-tu ?… J’ai quelque chose à t’avouer. Il l’écoutait à peine, heureux seulement de la ravoir, de la regarder. Une idée lui vint : — M’avouer quoi ?… Tu as revu Charmeret ? Jeanne haussa les épaules. – 251 – — Tu es enfant !… Écoute, je t’assure que c’est une chose grave. Et s’approchant de lui, tout près de son oreille, elle lui dit : — J’ai vu un médecin ce matin. Je suis enceinte. Elle n’avait pas achevé de dire ces mots qu’elle les re- grettait. Un nuage avait passé sur la figure de l’ostiaire, et, un moment, cette statue immobilisée qu’elle avait devant elle lui fit peur. Elle demanda, toute troublée. — Eh bien ! qu’est-ce que tu as ? Il ne répondit pas. Il était pétrifié. Comment cette idée ne lui était-elle pas venue le jour de sa première chute avec cette femme ?… Voilà qu’à présent son crime se concrétait, prenait un corps, se vêtait d’os et de chair. Une vie allait naître de lui et de cette femme. Dès maintenant cette vie existait, et l’être qu’il avait sous les yeux était double !… Il tomba sur une chaise et se prit la tête dans ses mains, épouvanté devant sa pensée… Il eût voulu s’arracher son sexe pour se punir, comme Origène pour se préserver. Jeanne vint auprès de lui, effrayée et désolée de l’effet qu’avait produit la confidence. Elle voulut lui prendre la main, essayer de le reconquérir. Il la repoussa. De tout le jour il ne lui parla point. Le soir venu, Jeanne lasse d’être rebutée, le laissa seul et s’alla coucher. Lui resta abattu dans un fauteuil à côté de la fenêtre ouverte, sans lumière. Il sentait son front près d’éclater. Il cherchait la suite de sa propre pensée, comme si la folie l’eût lentement envahie. Les premières heures de la nuit s’écoulèrent ainsi. Une seule pensée surnageait le chaos – 252 – de son rêve : quitter cette femme, ne plus la toucher… ja- mais !… Vers minuit, il se leva, lassé de remuer ses pensées, al- luma une bougie pour chasser les fantômes, et rentra dans la chambre où était leur lit. Devant ce lit, il s’arrêta. Jeanne dormait, couchée sur le dos, les jambes un peu écartées, les bras étendus le long du corps… Un drap seulement la couvrait, car la chaleur était accablante. Sa jolie tête de blonde pâle creusait le petit oreil- ler : et les cheveux à peine noués, sur le linge blanc, avaient des reflets de vermeil. Ses paupières étaient un peu roses, et toute sa figure de vierge avait une expression de douceur et d’innocence qui commandait l’attendrissement… Le cou s’attachait aux épaules par une ligne grasse et pure, infléchie vers la gorge, puis relevée vers les petits seins qui soule- vaient nettement le drap. Jules s’attardait à la regarder. Telle qu’elle était là, si jo- lie et si désirable, elle n’allumait pas en lui une pensée d’amour. Ce corps chaud sous la moiteur du drap, qui em- plissait la chambre d’une odeur étrange, un parfum animal et pénétrant comme une essence d’amour physique, l’ostiaire le regardait avec ses yeux de théologien catholique, et cette vue lui soulevait le cœur. Il eût voulu la prendre avec le ma- telas, sans la toucher, lancer l’immonde paquet par la fenêtre et purifier ensuite cette chambre en y brûlant de l’encens… Oh ! c’était bien l’être douze fois impur, l’être aux caresses dissolvantes, être abject, inférieur à la condition de l’homme, posé sur sa route comme une pierre de scandale. Il cracha par terre… – 253 – Mais soudain il tressaillit. Quelque chose d’obscur le tourmentait maintenant dans les profondeurs de son être, au contre-coup d’une pensée qu’il avait eue… Quel être incompréhensible était-il donc, et quelle vo- lonté affolée et sans axe guidait ses actions ?… Jeanne fut en sursaut réveillée par une étreinte à lui bri- ser les os. Comme l’ostiaire avait soufflé la bougie, elle put se demander un instant s’il voulait la tuer… Ils eurent, cette fois, leur baiser le plus poignant. Jeanne, brisée d’émotions, comprit que l’accalmie de leur tendresse était finie… Quand Jules sauta à terre, parlant de son remords dans une sorte d’improvisation terrible, elle sentit qu’elle n’oserait pas, cette fois comme avant, joindre à une pareille prière le men- songe de la sienne… Terreur suprême ! elle se sentait obscu- rément conquise à l’affolement de l’ostiaire, – et ses lèvres remuaient d’elles-mêmes au bruit de ses paroles, mêlant les mots de damnation et de mort… Elle aussi entrevoyait main- tenant des châtiments surnaturels, indéterminés, qui les me- naçaient tous deux, derrière la vie visible… Alors, comme un écho de ce monde des âmes, l’être dont elle portait en elle la vie obscure – tressaillit. * * * Auradou employa tout le reste de cette nuit à écrire une longue lettre qu’il adressa à Moriceau. Huit pages d’une lourde écriture, trahissant le paysan mal affiné. Cette fois il avait senti le besoin impérieux de parler de son remords… Et comme il l’avouait naïvement, Moriceau était maintenant le seul « avec qui il osât. » Aveux effroyables, – mise à nu de l’âme avec le religieux cynisme de la confession. Il ne pouvait plus se confesser à un prêtre ! – 254 – — Venez à mon secours, disait-il. Ah ! j’étouffe, je vous assure ; c’est horrible. Si on me laisse seul, je la tuerai, – ou moi… Cette femme me possède comme un démon… La lettre n’arriva à son adresse que dix jours plus tard. Elle avait suivi, d’étape en étape, Moriceau parti en voyage. – 255 – III Très vaste, comme toutes celles de l’hôtel, la chambre qu’occupait le P. Jayme, quai de la Tournelle, avait été en partie démeublée par son ordre, quand il s’y était installé. Naguère, l’alcôve profondément enfoncée abritait un lit Hen- ri II, à courte pointe ajustée, large et bas, – vrai nid pour l’amour. À présent, la couchette de fer peint qui le rempla- çait semblait perdue dans cette profondeur… Deux cadres, enfermant des gravures galantes, nymphes baigneuses, épiées par des faunes, avaient laissé la place à des lithographies pieuses ; la Vierge à la chaise, et le masque triangulaire de saint Ignace… La petite bibliothèque profane était restée, mais un rideau vert était soigneusement tiré sur ses vitres… Sur le bureau à cylindre, le jésuite avait trouvé assez de place pour ranger ses livres familiers. C’étaient les deux sommes de saint Thomas, les sermons de Bossuet, le combat spirituel d’Alphonse de Liguori, et les entretiens de saint Ignace… Un prie-dieu, en chêne, affectant la forme d’une stèle étroite, deux fauteuils, quelques chaises… C’était tout le mobilier. Mais on n’avait pu enlever les trumeaux qui sur la porte, et au-dessus de la cheminée, montraient des culs nus, en- guirlandés de fleurs, sur des fonds d’un coloris effacé et fon- du, ni les vieilles dorures solides aux baguettes des pan- neaux… Et ce peu de luxe ou de fantaisie, encadrant ces meubles de cellule, donnait bien l’impression d’un passage, d’une pause momentanée en un lieu indifférent, – la vie de – 256 – ceux qui sont parmi le monde, ainsi que le Maître a été, comme s’ils n’en étaient point… … À quatre heures, le P. Jayme se leva, comme ses frères, qui vivent en communauté. Il avait vu Moriceau la veille – Moriceau revenu à Paris à l’appel d’Auradou. Il avait arraché au jeune homme, en usant de son autorité de prêtre, le secret de la retraite de l’ostiaire ; puis, il l’avait supplié de le laisser faire la démarche lui-même. C’était ce matin même qu’il allait la tenter. Les lèvres agitées par les oraisons fami- lières qui sont le commencement de la journée, il s’habilla, fit son lit lui-même, et descendit au rez-de-chaussée de l’hôtel. Depuis que cinq prêtres habitaient là, une petite pièce y avait été arrangée en chapelle, par permission spé- ciale de l’archevêque. Jayme offrit sa messe à l’intention de l’œuvre qu’il allait entreprendre. À prier ainsi, deux heures se passèrent. Quand il se releva, il était fortifié, plein d’espoir. Il voulut aller trouver le prodigue tout de suite, pendant qu’il sentait en lui la force persuasive puisée dans l’oraison, et que l’hostie consacrée tout à l’heure gardait en- core dans sa poitrine la présence de Jésus-Christ. Moriceau lui avait confié l’adresse et le nom sous lequel se cachaient les fugitifs. En route, le jésuite combina son plan d’attaque. Il ne se ferait pas annoncer et entrerait tout droit sans frapper ; il fallait qu’on le reçût coûte que coûte… Il ne trouva personne dans le petit bureau vitré d’en bas. Mais il vit un domestique qui, d’un mouvement régulier et si- lencieux passait un linge de laine sur les premières marches de l’escalier, luisantes comme des miroirs. — Monsieur Béziat, s’il vous plaît ? – 257 – — Je ne sais pas bien s’il est là, répondit le domestique avec un fort accent… Mais, si vous voulez, je vais voir. — Non, fit le jésuite en l’arrêtant… Je veux le sur- prendre. Dites-moi seulement où c’est. — Au premier, monsieur. La seconde porte dans le cor- ridor. Jayme monta vite. Devant la porte, il s’arrêta un instant, fit une courte oraison… Puis, il ouvrit… La pièce était vide. Une porte, à droite, était ouverte, – sur une autre chambre, probablement. Que faire ?… Il sentit bien qu’il y avait quelque chose de répugnant à pénétrer ainsi chez des gens, qui, peut-être, étaient absents… — Il le faut, pensa-t-il. Il ferma doucement la porte derrière lui et s’avança jusqu’au seuil de la chambre voisine, le pas étouffé par l’épaisseur du tapis. Mais là, il s’arrêta, indécis, devant ce qu’il voyait. La chambre était pleine encore des désordres de la nuit. Des vêtements de femme étaient épars sur les chaises. Jeanne, seule dans la chambre, se tenait debout devant la glace de l’armoire, tournant le dos au jésuite, il la voyait re- flétée, vêtue d’un peignoir de soie écrue qui l’enveloppait tout entière. Elle n’en avait pas serré la ceinture, et, renver- sée légèrement en arrière, arquant son buste, elle se souriait de son sourire d’innocente et s’amusait à faire glisser, le long de sa taille, ses mains en anneau, comme si elle eût trouvé – 258 – quelque chose de plaisant à sentir qu’elle était toujours svelte. Il flottait dans cette chambre une odeur composite, un peu entêtante, odeur de vêtements intimes, de poudre de riz et d’eau de savon. Raymond Jayme considérait Jeanne… Les mères ont ce regard pour les femmes qui leur prennent l’amour de leurs fils… C’était donc là cette prostituée qui détournait les saints de leur voie droite ! Pour des baisers de cette fille, l’enfant choisi de Dieu, l’enfant appelé entre tous avait rompu ses engagements et péché par la chair. Jayme la contemplait et ne la trouvait pas même jolie, – les yeux moins brillants, les traits plus tirés qu’au temps où il l’avait entrevue à Nicole. Jeanne, relevant la tête, aperçut dans la glace cette grande silhouette noire encadrée par la porte. Elle reconnut le jésuite tout de suite, car ses traits, entrevus naguère, lui étaient restés dans les yeux. Elle se retourna, un peu de sang aux pommettes, et marcha vers lui, le forçant à reculer. Elle balbutiait, dans son émotion : — Vous, vous… c’est lui qui vous a dit de venir… Le cœur lui manqua subitement ; et elle s’affaissa sur un fauteuil, de nouveau toute pâle. Le jésuite s’était adossé à la cheminée, et, en la regardant, remuait les lèvres comme s’il eût continué une prière. Il y avait dans ce regard une fixité si obsédante que Jeanne baissa les yeux. Alors Jayme deman- da : — Où est-il ? Qu’est-ce que vous en avez fait ? – 259 – Elle se redressa, se forçant à rire, sentant les mots gros- siers lui venir aux lèvres : — Où il est ? Ce que j’en ai fait ? Ah ça, vous êtes fou, voyons ? Est-ce que vous êtes chez vous ici pour me deman- der des comptes ?… Mêlez-vous de vos affaires, mon Révé- rend Père… Tenez, filez tout de suite, ou je sonne… Elle voulut atteindre le cordon qui pendait à côté de la cheminée, mais le jésuite lui barra le passage et lui saisit les deux poignets, qu’il serra rudement. — Vous me faites mal ! fit Jeanne très bas en le regar- dant dans les yeux. Il la lâcha et répéta : — Dites-moi où il est. Jeanne répliqua avec humeur : — Est-ce que j’en ai la garde, par hasard ? Il n’est pas attaché ici avec une chaîne. Il sort quand il veut… Ah ! je vois ce que c’est… Vous êtes venu ici pour essayer de l’emmener, de lui remettre sa robe noire… Eh bien ! vous pouvez y renoncer, vous savez… Rien que de vous voir, ça le ferait sauver ! Ah ! c’est qu’il vous aime, allez… Le front de Raymond se voila. Jeanne, contente de l’effet produit, continua : — Vous comme les autres jésuites, du reste… – et plus que les autres même… Il dit de jolies choses de vous, votre élève… S’il était là, vous savez, je ne vous conseillerais pas de rester. Jayme baissa la tête et dit à demi-voix, oubliant la fille : – 260 – — Que lui ai-je donc fait, mon Dieu ?… N’importe, re- prit-il, je l’attendrai, et je l’emmènerai. Jeanne tapa du pied la terre avec impatience… — Vous l’emmènerez !… Mais taisez-vous donc, mon pauvre homme… Et moi, je ne compte pas alors ? Est-il à vous ou à moi, plutôt ? J’en fais ce que je veux, de ce gar- çon-là. Je lui dirais d’aller vous tuer, il le ferait. Et elle ajouta avec un vrai rire de prostituée : — Il m’aime trop ! voyez-vous… Ce n’est pas pour votre sale soutane qu’il laissera mes jupons. Le jésuite eut un hoquet de dégoût… Il répéta cepen- dant : — Dieu m’aidera. J’emmènerai l’enfant. Alors Jeanne, agacée par cette persistance, s’emporta. Elle se dressa devant le prêtre, superbe de rage et de jalou- sie. Elle le salit de toutes les phrases infâmes qui remon- taient invinciblement du fond de ses souvenirs, aux mo- ments de colère. Elle s’efforça de le blesser au cœur en lui montrant l’abaissement où son enfant – comme il disait – était tombé, et la haine qu’il lui rendait en échange de ses tendresses. Puis, tout d’un coup, elle pâlit encore et, reprise de fai- blesse, elle s’écroula sur sa chaise, les paroles arrêtées dans la gorge, la tête dans ses mains, fondant en larmes. Jayme, qui avait subi les injures sans qu’un pli creusât sa peau de parchemin, – priant toujours des lèvres, – quitta alors la cheminée et vint se placer à côté de la jeune femme. – 261 – Celle-ci sanglotait sourdement. Il s’appuya sur le dossier de la chaise et se mit à lui parler lentement, à voix basse. Avec la connaissance profonde des énervements féminins que donne l’habitude de confesser, – il s’appliqua à exalter cette émotion des nerfs, dont il devinait la cause confuse dans quelque trouble des organes. Puis, quand il la vit tout épuisée de larmes, toute vibrante d’émotion, il lui demanda : — Pourquoi voulez-vous me le garder ?… Vous n’êtes pas heureuse avec lui !… Elle le regarda de ses beaux yeux noyés, et dit, la parole hachée par les sanglots : — Heureuse ! Oh non, bien sûr !… C’est l’enfer, notre vie… Tenez, vous ne savez pas ce que c’est, Père ! Depuis que nous sommes tous les deux, à peine si nous avons eu seulement une bonne semaine. À présent, il est comme fou. Oh ! nos nuits !… c’est épouvantable. Juste après qu’il m’a eue, il y a comme quelque chose qui se casse en dedans de lui. Il me regarde avec des yeux figés. Seuls, tous deux, dans cette chambre, c’est effrayant, je vous assure !… Il me dit que nous sommes damnés, que la mort est à côté de nous, – et l’enfer. Le jour, maintenant, il ne me parle même plus. Il s’en va le plus qu’il peut, et ne re- vient que quand il a envie de moi. Une fois, je l’ai suivi : j’ai vu qu’il rôde autour des églises, comme s’il n’osait pas en- trer. Combien de temps cela durera-t-il, cette vie ? Elle se reprit à pleurer. Jayme lui prit la main. Il l’appelait : Ma chère fille, et il l’exhortait à partir la première, à laisser Jules… C’était nécessaire. Ne s’étaient-ils pas, tous les deux, déséquilibrés l’un par l’autre ? Isolés, ils guéri- raient… – 262 – Et Jeanne, déjà, ne suivait plus le sens de ses paroles. Elle l’écoutait sans chercher à le comprendre, elle était prise, comme Jules autrefois, comme tant d’autres, à la caresse de cette voix, et fascinée, comme une couleuvre, par ce regard plongeant. La défaite, la conquête qu’elle subissait de cet homme, lui étaient douces… Elle jouissait de sentir sa main dans les mains noueuses du jésuite, et sans qu’il s’en aper- çut, elle appuyait le bas de son poignet contre les siens. Elle promit ce qu’il voulut… qu’elle quitterait Jules d’elle-même… qu’elle s’en irait. — Seulement, fit-elle, devenue humble, laissez-moi lui dire adieu. À ce moment Auradou ouvrit la porte. Le jésuite et Jeanne se levèrent ensemble, séparant leurs mains, confus comme si on les eût surpris à mal faire. Auradou s’était arrêté sur le seuil. Mais déjà le jésuite s’avançait vers lui, les bras tendus, prêts à l’accoler. — Mon Jules, mon enfant !… Quelle joie de te revoir ! L’ostiaire se déroba, d’un geste effarouché comme les bonds de côté des petits taureaux. Il se sentait à la fois hon- teux et irrité. — Allez-vous-en, fit-il… Qu’est-ce que vous voulez ici ? Jayme se rapprocha de lui, et malgré l’effort qu’il ébau- cha pour se dégager, lui prit l’un des bras. — Je veux te sauver, mon cher fils, dit-il. Ne me re- pousse pas… Encore une fois, Dieu te rappelle : prends garde que ce ne soit la dernière. L’épreuve a été dure pour – 263 – toi, mon enfant chéri ; crois qu’elle est finie. Je te redonne au bon Dieu. Il l’amena par le bras sur le canapé et le força à s’asseoir auprès de lui… Auradou ne trouvait pas une parole… Jeanne les regardait. — Écoute-moi, Jules, reprit le prêtre. N’as-tu pas envie de redevenir ce que tu as été, une âme pure aux yeux de Dieu comme celle d’un petit enfant ?… Rappelle-toi tes nuits d’autrefois si paisibles, et tes effusions de prière, et tout le passé… N’était-ce pas meilleur ?… Tu peux redevenir cet enfant pur, si tu le veux seulement !… Un sanglot souleva la poitrine du jeune homme, dont les yeux restaient secs. Il détourna la tête sous le regard de Jayme, et murmura : — Oh ! c’est fini. Maintenant, il est trop tard. Jayme répondit : — Jamais il n’est trop tard… Ne crois-tu donc plus au pouvoir de l’absolution ?… Tu te confesseras à moi : ce ne sera pas bien pénible, je connais ta faute… Et puis nous parti- rons ensemble pour le pays, – te rappelles-tu ?… De grosses larmes soulevaient maintenant les paupières d’Auradou. — Sûrement, tu te rappelles, reprit le jésuite. En ce temps-là, je voyais ton âme à travers tes yeux, et comme elle était blanche, et lavée par les pleurs pénitents que tu avais versés !… Je t’admirais. Je me disais en te voyant : Je voudrais être aussi purifié que lui. Toi, convalescent, tu étais heureux. Revoir ton aîné, ton coin natal, ta petite église, te suffisait… Tu m’as dit qu’un dimanche, à vêpres, tu as senti – 264 – la grâce descendre sur toi aux premiers mots du Lætatus sum, et tu as été un instant comme les saints dans le ciel… Il n’y a pas d’amour humain qui donne cette félicité !… La voix du jésuite se faisait merveilleusement douce, et ses yeux brillaient comme des lumières. Il était vraiment, à cette heure, pareil à ces pêcheurs galiléens sur lesquels le Verbe descendit. Jeanne les contemplait l’un et l’autre : le prêtre et l’enfant. Le prêtre grandissant à ses yeux de tout l’affaissement de l’enfant éperdu. Auradou murmura : — Père, je ne puis plus… Même si je voulais partir, celle-ci m’en empêcherait. Il montrait Jeanne. — Jeanne, fit le prêtre avec autorité, dites-lui que vous voulez bien qu’il me suive !… Auradou, à cette question qu’il n’attendait pas, regarda Jeanne anxieusement. Elle se taisait, très hésitante. Jayme l’enveloppa d’un regard. Alors, elle dit, la voix faible comme un souffle : — C’est vrai. Il vaut mieux se quitter. Tu feras ce que tu voudras. Cette réponse frappa l’ostiaire en plein cœur. Il dégagea violemment son bras des mains du jésuite et s’élança vers Jeanne. — Qu’est-ce que tu dis ?… C’est toi qui veux que je m’en aille, à présent ?… Mais qu’est-ce qu’il arrive donc, – ou qui t’a changée ?… C’est toi qui t’es mise sur mon che- – 265 – min, toi qui m’as pris mon repos, ma virginité, tout, – et c’est toi qui me quittes ? Mais tu n’en as pas le droit, voyons, malheureuse !… C’est toi qui es à moi. Tu ne peux pas me quitter !… — Si, murmura Jeanne. Cela vaut mieux, je t’assure… Ne voulais-tu pas toi-même, tout à l’heure, suivre le P. Jayme ? Auradou passa la main sur son front. — Je ne sais pas ce que j’ai dit tout à l’heure, fit-il. Quand il me parle, je n’ai plus ma pensée à moi. Mais ce que j’ai dit n’est pas vrai, va !… Je ne veux pas t’abandonner. Il s’affaissa près d’elle, et la serrant contre sa poitrine : — Oh ! non, non, je ne veux pas !… Ce sont des paroles qu’il m’a fait dire – comme autrefois, comme il m’a fait pro- mettre de ne jamais connaître de femme… Mais je les renie, ces paroles : elles mentent. Je t’aime, je te veux. Je te désire toujours… Toujours, il me faut toi !… Laisse-le s’en aller, cet enjôleur d’âmes… Nous, restons ensemble. Je te veux. Une nuit sans toi me tuerait !… Il la baisait à pleine bouche : ses mains lui parcouraient le corps, sans souci du jésuite que ce retour épouvantait. Mais elle résistait. — Laisse-moi, murmurait-elle… Laisse… Je ne veux pas… Tout cela me fatigue… Ne le vois-tu pas ? Jules cessa de l’étreindre, il se fit suppliant. — Au moins, Jeanne, dis-moi que tu restes… tu ne peux pas partir, tu le sais bien. N’as-tu pas dans ton ventre un être – 266 – qui est à nous deux et qui nous lie… Tu es grosse de moi et tu veux me quitter ! C’était la première fois depuis le jour où Jeanne lui avait dit : « Je suis enceinte ! » qu’Auradou faisait allusion à cette grossesse. Raymond Jayme avait tressailli à ces paroles. Il s’écria : — Grand Dieu – est-ce vrai, cela ? Jeanne secoua la tête. — Non, ce n’est pas vrai, répondit-elle au jésuite… Et, s’adressant à Auradou : — Quand je t’ai dit cela… je me suis trompée. Comme l’ostiaire restait immobile et paraissait ne point comprendre, elle ajouta : — Je ne suis plus enceinte… Comprends-tu ? Puis, avant qu’il fût revenu à lui-même, elle se déroba, ouvrit la porte de la chambre voisine et la referma sur elle à double tour de clé. Les deux hommes restèrent en présence. Alors Auradou se releva et marcha droit au jésuite, cris- pant ses poings de paysan : — Vous, dit-il, je vous hais. Vous êtes mon mauvais gé- nie ; vous ne m’avez jamais fait que du mal. Tout petit, vous m’avez pris à la vie naturelle ; je ne sais comment, vous m’avez arraché des promesses que je ne pouvais pas tenir. Après, vous m’avez enlevé à mon pays, à mon frère, pour me jeter dans ce Paris qui me tue, oh je sens ma santé et ma – 267 – raison m’échapper… Maintenant, vous m’enlevez la seule chose qui me reste, le prix même de mon péché… Car, j’en suis sûr, c’est vous encore qui avez enveloppé cette femme de paroles, comme jadis moi… Allez-vous-en… Allez-vous- en…, ou, aussi vrai que Dieu nous voit, je vous jette de force dehors, comme un chien. Raymond Jayme avait pâli, sous le parchemin de sa peau. Il essaya encore de lui parler, mais l’autre le repous- sait, la main levée. — Sortez, au nom de Dieu, où je vous… Jayme lui retint le bras d’une main et le fixa sur place, tandis que de l’autre il ouvrait la porte du corridor. — Ne frappe pas, dit-il, je m’en vais. C’est assez de sa- crilèges sur ta conscience, sans que tu portes la main sur un prêtre !… – 268 – IV Le couvent des Dames du Saint-Nom-de-Jésus est une des plus vieilles maisons de l’île Saint-Louis. L’une des fa- çades ressemble à une réduction du Palais de Justice ; – avec deux pignons d’angles, des fenêtres à grilles ventrues, une porte en ogive arquée, et un cadran d’émail bleu sans aiguille. Mais cette façade seule a une date. L’intérieur revêt la banalité de toutes les maisons monastiques, et rien n’y est remarquable qu’une cour carrée, sablée, encadrée d’arcades, et un grand jardin plein de beaux chênes très vieux. Fondé sous la Restauration par la marquise de La Tour- Enguerrand, l’ordre des Dames du Saint-Nom-de-Jésus n’est pas régulièrement constitué, et aucun bref pontifical n’en a reconnu l’existence. Chose rare, sinon unique en France, il faut fournir ses preuves de noblesse pour y être admis. D’ailleurs, la dot exigée est grosse. C’est dire dans quelle caste fermée l’ordre se recrute. Les dames élisent leur supé- rieure, qui prend le nom de préfète, et deux assistantes. Les exercices religieux sont fréquents, comme il convient à de vieilles personnes qui ne sortent guère, moins par vœu que par goût. Calme demeure, où des femmes qui ont traversé le monde viennent doucement se repentir d’avoir aimé, ou en- fouir le regret de n’avoir point aimé à temps. C’est là que le P. Jayme fut envoyé, lorsqu’après les dé- crets de mars il revint à Paris. Ce fut un ministère aisé – ne comportant qu’une station de quelques heures chaque jour, dans l’après-midi, pour entendre la confession de celles de ces dames qui voulaient communier le lendemain. – 269 – La messe quotidienne était dite par un vicaire de la pa- roisse auquel le jésuite n’avait pas voulu enlever ce modique revenu. Toutes pareilles, ces confessions de vieilles. Parfois, elles faisaient, derrière la grille, sourire l’ardent fils d’Ignace, habitué à l’aveu des combats intimes des jeunes hommes… Certes, sans l’intérêt particulier qui l’enchaînait à Paris, il n’eût pas accepté de rester des mois et des mois dans cet hospice de vieilles consciences. Mais, en certains états de l’âme, ces solitudes, ces demi- occupations qui lui laissent le loisir de se replier sur elle- même ont leur charme inappréciable. Quand, à l’issue de son entrevue avec Auradou et Jeanne, le P. Jayme, blessé au cœur, ayant marché par les rues comme un somnambule, se retrouva devant l’ogive de la porte ; quand il eut traversé la cour à arcades, monté les quelques marches qui menaient à son bureau d’aumônier, tout voisin de la chapelle, tout im- prégné d’une odeur d’encens, il éprouva la seule joie qu’il pût ressentir à cette heure, – celle d’avoir laissé le monde derrière lui et de se sentir bien seul avec ses tristesses. Il s’agenouilla devant son crucifix et pria longtemps. Il s’accusait devant Dieu et s’humiliait. Enfin il comprenait quel mal était advenu de son pieux mensonge, et quelle res- ponsabilité redoutable il avait assumée en ne prévenant pas l’aîné ! Pierre eût réussi, sans doute, là où Jayme venait d’échouer ! Maintenant le mal était fait, il était trop tard. N’importe ! Au moins maintenant que ses yeux étaient des- sillés, il ne garderait pas plus longtemps ce remords… Sur l’heure il écrivit à Pierre. Il versa son immense chagrin dans cet aveu de frère à frère. Douloureuse confession, entrecou- pée de vrais cris de l’âme, qui soulevaient les mots comme des sanglots : « Écoute, je t’ai trompé, mon bien aimé Pierre, je t’ai menti !… menti aveuglément, menti sans penser au mal que je faisais… Ce n’est pas le corps de notre enfant, – 270 – c’est son âme qui est malade. Bestia voravit illum !… Viens, il me repousse, moi. Mais toi, il t’écoutera. Tu le reprendras : il pleure encore en entendant ton nom. Viens. Pars sans tar- der ; – ton plus grand devoir n’est pas là où tu es… » Cette lettre écrite et envoyée à la poste, il se sentit un peu plus calme. Vint le moment des confessions quoti- diennes, les vieilles dames agenouillées dans la boîte grillée, épluchant leur conscience, s’attardant à des oublis d’oraison, à un regard à la chapelle, à une complaisance de ventre. Quelques-unes étaient simplement en enfance et diva- guaient, se perdant dans l’imbroglio de leurs histoires, mê- lant les dates et les personnes. Il y en avait une, notamment, qui s’accusait chaque fois « d’avoir pour M. le premier écuyer du Roi plus de penchant qu’il n’était séant à une mère de famille. » Péché vieux de quarante années, sans doute, péché mort, mais pour elle, toujours vivant dans un doux chatouillement de remords… Ainsi se passa la journée. Le lendemain matin, comme Jayme quittait sa chambre du quai de la Tournelle, et allait trouver Moriceau pour lui dire, comme il l’avait promis, le résultat de sa démarche auprès d’Auradou, la porte s’ouvrit sans qu’on eût frappé, et une dame, très sévèrement mise, chapeau fermé, voilette épaisse, entra. D’abord, il ne la re- connut pas. Elle referma la porte, souleva sa voilette. C’était Jeanne. Elle lut le mécontentement du jésuite dans son re- gard. — Mon Père, dit-elle simplement, pardonnez-moi ce qu’il peut y avoir d’un peu inusité dans ma démarche. Je viens seulement vous dire que j’ai tenu parole. J’ai quitté Jules hier soir. – 271 – Elle mentait. Elle l’avait quitté le matin même, sans lui rien dire, après l’avoir saoulé de caresses pendant toute la nuit. Elle l’avait laissé endormi comme une brute, cuvant le vin des baisers, et s’était enfuie. Mais Jayme la crut et lui sut gré d’avoir tenu sa pro- messe. Il entrevit la possibilité de ramener Jules, maintenant qu’il était isolé. Reconnaissant, il tendit familièrement les deux mains à Jeanne. — C’est bien, dit-il, très bien… Je vous remercie. Dieu vous tiendra compte de cet acte de générosité. Jeanne laissa traîner un instant ses mains dans celles du jésuite… Si court qu’eût été ce mouvement, Raymond l’avait remarqué. Il la lâcha brusquement et la regarda dans les yeux. Mais elle détourna la tête et murmura : — Oh ! Dieu m’en tiendra compte ! Je ne l’espère plus. Je suis une grande pécheresse, mon Père. Elle vit bien que le jésuite se tenait sur ses gardes, rien qu’à la façon dont il lui répondit : — Notre Seigneur, ma chère sœur, a pardonné à la Sa- maritaine et à Marie-Madeleine, qui avaient été des objets de scandale pour plusieurs. Elle reprit : — Oh ! vous ne me croyez pas sincère, je le sais bien. Et cependant… vous savez bien que j’ai la foi… J’ai été élevée dans un couvent, moi, – j’ai fréquenté les sacrements… Ces – 272 – choses laissent toujours une trace… Tenez ! si vous vou- liez !… Si vous vouliez me confesser, ici même… je vous demanderais l’absolution… Et tenez, encore ! Pourquoi ne pas le dire : c’est pour cela que je suis venue. Un instant, – tant elle semblait parler vrai, – le jésuite hésita… Si c’était sincère, pourtant, ce repentir ?… Repous- ser une âme pénitente, lui fermer la miséricorde de Dieu, c’était mal, c’était le contraire de l’esprit de l’ordre. Il allait céder quand un doute lui vint. Il demanda : — Qui vous a dit où je demeurais ? — Oh ! c’est bien simple, répondit Jeanne. Je croyais d’abord que vous habitiez l’école où Jules a été, rue Lho- mond… Je suis allée vous y demander ce matin : mais le portier m’a détrompée ; seulement, il connaissait votre adresse, et il me l’a donnée tout de suite. Elle avait raison, c’était tout simple. Jayme, en la consi- dérant, se disait que n’importe qui s’y serait laissé prendre, comme ce portier. Elle avait réellement l’air d’une femme du monde, d’une sœur aînée d’élève, très jolie, mais très mo- deste d’allures. Un brusque rapprochement s’opéra dans l’esprit du jésuite entre cette femme du monde et la basse prostituée qu’il avait entendue la veille lui vomir des obscé- nités à la face… Non ! le changement ne pouvait être si complet… Il flaira quelque dessein obscur et mauvais der- rière cette mise en scène, et après un moment de silence : — Et bien, soit, ma chère sœur, fit-il. Je vais vous con- fesser… Non pas ici, bien entendu, mais dans la petite cha- – 273 – pelle que nous avons en bas… Quelques Pères y disent la messe en ce moment même, mais cela ne fait rien. Et il se dirigea vers la porte. Jeanne se vit pénétrée. Son désir, aiguisé par la résis- tance, lui ôta toute prudence. Elle arrêta le prêtre par le bras. — Ne descendez pas, fit-elle très vite. C’est inutile. Vous le savez bien. Je n’avais qu’un aveu à vous faire, et celui-là, vous l’avez deviné sans que je vous le dise… Oh ! je suis une malheureuse, je le sais… Mais… mais vous n’avez pas de pi- tié pour une femme qui aime… Elle n’osait pas dire en face : je vous aime. Maintenant elle se suspendait à son bras, toute émue, toute vibrante. Si Raymond Jayme eût retiré ce bras, elle roulait à terre. — Oh ! je vous en prie, je vous en prie, continua-t-elle affolée. Faites-moi cette aumône d’amour que je vous de- mande, et, pour la vie, je vous le jure, je vous laisserai… Pourquoi êtes-vous venu ? Pourquoi m’avez-vous parlé comme cela hier ?… Je ne pensais pas à vous… Je ne vous aurais pas cherché. Maintenant il faut bien que je vous ap- partienne… Qu’est-ce que c’est, après tout, que ce que je vous demande ? Ce sera une faute très courte dans toute votre vie de chasteté, et combien en ont fait plus d’une ! Ac- cordez-moi cela, je vous en supplie, et je ferai, moi, tout ce que vous voudrez… Je m’en irai… Je me ferai religieuse, si vous voulez… Jayme écoutait avec stupeur, avec épouvante. Il la de- vinait sincère dans cette monstrueuse prière. Peut-être y eut- – 274 – il un peu de pitié remuée au fond de son cœur d’homme… Mais il se dégagea, sans brutalité, et simplement : — Assez, dit-il, sortez. Elle le regarda… Elle vit qu’il était irrévocablement ré- solu, et que la tentation ne l’avait même pas effleuré. Alors, dans sa rage d’être méprisée, elle eut une idée diabolique. — Je ne sortirai pas, dit-elle… Vous ferez ce que je veux, ou bien j’appelle, et l’on va nous trouver ici, seuls dans cette chambre, et moi nue… En même temps, elle arracha fébrilement les boutons de son corsage, démasquant une découpure de chair blonde sous le col… Mais Jayme se rua sur elle. Il la saisit par les poignets et la jeta à terre, la brutalisant comme une chose… il la traîna sur les genoux vers la porte… Elle ne cria pas, mais ses yeux levés sur lui eurent une expression indéfinissable de douleur poignante et de tendresse accrue. Cela dura un instant fugitif… Déjà Jayme avait refermé la porte sur ce paquet humain jeté dehors, et, arc-boutant son corps contre le battant, il écoutait. D’abord, il n’entendit que des sanglots étouffés séparés par de longs silences. Il sentait son propre cœur bondir irré- gulièrement, et des pensées, des images sans nombre se succédaient en lui avec une insaisissable mobilité. Il pesait toujours de tout son poids sur la porte… Cela dura-t-il long- temps ? Il n’en sut rien. Le temps s’abolissait, s’immobilisait, puis semblait revenir sur lui-même tourbillonner ainsi que dans une hallucination… Pourtant, il entendit la femme se relever, s’éloigner d’un pas hésitant sur le palier de l’escalier. – 275 – Un silence encore… Puis des marches descendues lente- ment, une à une, avec des pauses… Elle s’en allait, décidément. Alors le jésuite eut comme un vague remords. Il se re- dressa, tenant toujours, d’une main, le bouton de la porte… Ah ! c’était cruel de rejeter ainsi cette malheureuse, sans une parole pour la relever. Jésus n’avait-il pas institué l’art divin de faire servir au rachat de ces créatures leurs habitudes mêmes d’amour ?… Le suprême regard de Jeanne traînée à terre, ce regard chargé de reproche tendre, évoqué par son souvenir, trans- perça le cœur du jésuite… Les pas, cependant, devenaient insensiblement plus pressés, plus indistincts. Jayme rouvrit lentement, lentement la porte. Il lui sembla que tout bruit avait cessé : il s’avança jusqu’à la rampe – se pencha. L’escalier, du haut en bas, était vide. Jeanne était partie. Le jésuite regagna sa chambre et s’assit à son bureau, le front dans ses mains. Il se sentait envahi par un abattement pesant, vague avec cela, pareil à ceux que laissent au réveil certains cauchemars confus. Il était dégoûté de son œuvre, désireux d’abandonner tout ministère de prêtre et de rede- venir professeur d’humanités, enfermant son horizon entre les quatre murs du collège. Lui, si courageux, si plein de res- sort d’ordinaire, s’avouait impuissant et dépourvu de forces. Que pouvait-il tenter, du reste, à présent ? Cette fille l’avait trompé, sans doute ; elle allait retrouver Jules. Quel effort aurait raison de ces deux haines ? Il n’y avait plus qu’à at- tendre Pierre, qui seul pourrait réussir où tout autre échoue- rait. – 276 – Dans son abattement, Raymond n’eut même pas la force d’aller voir Moriceau, comme il le lui avait promis. Le soir, il pria un des Pères de la maison de le remplacer au Saint- Nom-de-Jésus. Enfermé dans sa chambre, il remua les tris- tesses de ses souvenirs, l’inutilité de son dévouement, qui, voulant sanctifier une âme, l’avait compromise. Pierre Auradou arriva le jour suivant, à l’aube. Vers six heures, il frappa à la porte du P. Jayme. Le jésuite fut épou- vanté de le retrouver si vieux. Masque creusé, cheveux blancs, une sorte de squelette en robe noire. Il lui tendit la main, n’osant, comme autrefois, se jeter à son cou et l’embrasser en frère. — Pierre, murmura-t-il, tu ne m’en veux pas trop ? — Pourquoi t’en voudrais-je ? répliqua le curé de cam- pagne. Ne m’as-tu pas dit que tu avais agi selon ta cons- cience ? Moi, je crois à ta parole. Deus autem intuetur cor. Jayme baissa la tête, acceptant ce reproche tacite qui pourtant l’atteignait au plus sensible de l’âme. Alors les deux prêtres, sans une récrimination, parlèrent de Jules. Pierre demanda le récit des évènements, et Jayme fit ce récit fidè- lement, n’omettant rien, pas même l’étrange scène de la veille. Pierre dit alors : — Dieu permet qu’il existe des êtres comme cette femme, pour l’épreuve de ses prêtres. Et il ajouta, citant le Psalmiste : — Seigneur, revêtez vos prêtres d’un vêtement de salut ! – 277 – Tous deux convinrent d’aller ensemble jusqu’à l’hôtel où logeaient Jules et sa maîtresse. Pierre se présenterait seul. — Je le ramènerai, dit-il, même de force. Dieu me sou- tiendra. À ce moment, Moriceau entra. Dans le grand vieillard, qu’il ne connaissait point, il devina Pierre Auradou. — Mon Père, dit-il au jésuite, voici encore une mauvaise nouvelle. Hier soir, après vous avoir attendu sans succès toute la journée, je me suis hasardé à aller voir Jules. — Eh bien ? fit anxieusement Jayme. — Eh bien ! on m’a dit que Madame était partie le ma- tin… Que Monsieur, ne la voyant pas revenir, l’avait fait demander dans tout l’hôtel, puis l’avait attendue en bas, fié- vreux, exalté… Enfin, le soir, une lettre était arrivée pour lui, et après l’avoir lue, Monsieur s’était précipité dehors comme un fou… Il n’est pas revenu, ni cette nuit, ni ce matin. — Oh ! mon Dieu, fit Pierre atterré… S’il s’était tué, le malheureux. Moriceau essaya de le rassurer. Mais il ne put s’empêcher de dire au P. Raymond : — Il est bien fâcheux que vous ne soyez pas venu me voir hier, dans l’après-midi, comme c’était convenu. J’aurais été trouver Jules à temps. Jayme s’abattit sur un fauteuil. Cet homme fort pleurait. — C’est vrai, fit-il… Cette fois encore c’est ma faute… Tout ce que je veux de bien à cet enfant devient un mal… – 278 – Oh ! il avait raison l’autre jour. J’ai été le malheur de sa vie !… – 279 – V IL y a des heures dans la vie, où l’ombre se fait – où l’on se sent marcher en pleine nuit, avec l’appréhension d’une tourmente qui se prépare… L’air manque, l’obscurité est partout – comme dans ces voies souterraines qui trouent les Alpes – où, si vite que le train courre, il semble à ceux qu’il emporte, que le ciel ne se rouvrira plus au-dessus d’eux. Jayme ne voyait plus clair dans sa vie depuis l’arrivée de Pierre. Même absente, cette grave figure, désolée et vieil- lie, le hantait – lui masquait la lumière… Lorsqu’ils se re- trouvaient ensemble, les deux prêtres ne trouvaient plus rien à se dire… Du reste, ils avaient fait rares les heures com- munes, d’un accord tacite. Pierre passait sa journée en pa- tientes recherches, souvent accompagné par Moriceau, que cette grande infortune avait touché. Jayme s’isolait, refusait de s’associer à leurs efforts… Vaguement superstitieux, comme le sont tous les caractères mystiques, il était pour- suivi par la pensée qu’il portait malheur à l’enfant. Il voyait là un divin châtiment : car, cet enfant, il l’avait aimé, pen- sait-il, comme on ne doit pas aimer les créatures – lui don- nant un peu de cette tendresse sensible que Dieu défend. Dès le premier jour, Moriceau avait suggéré l’idée de se faire aider par la préfecture de police. Mais Pierre s’y oppo- sa. Paysan sous sa robe de prêtre, il avait un fonds de dé- fiance contre la police, et il lui répugnait de faire chercher son frère comme un malfaiteur. Moriceau ne tint pas compte de cette répugnance, et sans le lui avouer, il prit sur lui de tenter la démarche… Malheureusement, ne voulant pas mê- – 280 – ler les jésuites à l’affaire, il ne put donner que des demi- renseignements. Il en résulta que les recherches s’égarèrent sur une fausse piste, qui mit, au bout de huit jours, Pierre en face d’un ignoble défroqué espagnol poursuivi pour vol dans une sacristie. Chaque soir, l’aîné rentrait à l’hôtel anglais, où Jules avait habité. Il avait pris la chambre à son compte : c’était là, lui semblait-il, que l’enfant devait fatalement revenir. N’y avait-il pas laissé tout ce qu’il possédait – son linge, ses vê- tements, – même sa bourse ?… Le prêtre s’étendait sur ce lit qui avait gémi, les semaines d’avant, sous les étreintes des amants. Il y dormait son court sommeil d’ascète, toujours in- terrompu au moindre bruit… N’était-ce pas Jules qui reve- nait ?… Hélas ! les jours se succédaient… Plus d’une se- maine était déjà consumée, et Paris gardait son secret. Alors, l’idée qu’il s’était tué le reprit. Un jour, il deman- da à Moriceau de le mener à la morgue. — J’y vais tous les jours, répondit le jeune homme… Nous ne trouverons rien de lui… heureusement… Pierre voulut tout de même y aller. La foule des curieux sinistres qui assiègent les vitrines, s’écarta pour laisser pas- ser le vieux prêtre et son guide… Ils virent un cadavre éten- du sur l’un des lits, un filet d’eau arrosant la face. Une planche était posée sur le ventre, et ce corps boursouflé, li- vide, aux traits détendus par l’immersion, n’avait pas de sexe… Les gens chuchotaient, tout autour : c’est un homme. – Mais non, voyons ! regarde sa poitrine et ses hanches… – Et les femmes étouffaient des rires nerveux dans des chu- chotements… Pierre et Moriceau avaient échangé un regard troublé… Alors le jeune homme appela un employé et lui demanda : – 281 – — Qu’est-ce que c’est que cela ? — C’est une vieille qu’on a repêchée, ce matin, au bar- rage de la Monnaie, répondit l’homme. Rassurés, ils allèrent donner un coup d’œil aux photo- graphies des non-reconnus. Elles étaient toutes jaunies par le temps, il n’y en avait pas une de récente… Ils avaient hâte de sortir, car on les regardait avec quelque curiosité… Et ils revinrent, ensemble, le long des quais, n’échangeant pas une parole… … Raymond Jayme, auquel ces recherches doulou- reuses étaient racontées chaque jour, souffrait plus qu’eux peut-être de leur insuccès… En s’interdisant d’y prendre part, il s’était réservé le rôle de Moïse sur le Nébo, et il priait, priait sans relâche pour ceux qui combattaient. Il s’offrait en sacrifice à la place du Prodigue. Ne fallait-il pas que l’enfant vécut, ramené au bien, pour la consolation de Pierre ?… Lui, Raymond, devait payer pour tous, – comme le vrai et le premier coupable. Longues journées, journées d’ombre et de solitude… Un soir – le dixième qui s’était écoulé depuis l’arrivée de Pierre – le jésuite sortait de la rue des Postes, où il allait chaque samedi confesser les élèves pour les communions du di- manche. En traversant la place, il vit que les portes du Pan- théon n’étaient pas encore fermées. Suivant l’habitude qu’il avait prise depuis longtemps, de ne jamais passer devant une église ouverte, sans y faire un bout de prière, quand il le pouvait, – il entra. Bien qu’il fît encore un peu clair au dehors, la nuit pla- nait dans l’immense enceinte. Elle semblait déserte. À dix pas du prie-Dieu où Jayme s’agenouillait à l’abri d’un pilier, – 282 – le triple vaisseau des voûtes se noyait dans l’ombre. Pour- tant, à mesure que ses yeux s’accoutumaient, il distinguait d’indécises blancheurs vers les marbres de l’autel et les bâtis de planches, derrière lesquels s’ébauchaient des fresques de Laurens. Çà et là, dans la nuit des chapelles, clignotaient les petites veilleuses jaunes et rouges. Elles paraissaient s’éteindre subitement, puis se ranimaient, pareilles aux lueurs de vers-luisants dans les haies. Un silence religieux tombait des voûtes… Mais là-bas, là-bas, derrière le chœur, des chaises étaient remuées par moments : et ce bruit traînant, rendu musical par l’éloignement, arrivait au jésuite comme l’écho d’un orgue lointain dont on eût attaqué les touches une à une… Même, un instant, il fut distrait de sa prière, et prêta l’oreille… Oui, c’était sûr, on jouait de l’orgue là-bas, dans une sacristie, au fond de l’église… Bientôt des voix s’élevèrent, douces mer- veilleusement, presque célestes, entendues à cette distance, et la mélodie répercutée sembla descendre du dôme, glisser lentement le long des piliers, et se répandre enfin sur le par- vis comme une fumée lourde d’encens. Raymond Jayme se sentait envahi d’une émotion chaude, de celles qui donnent l’envie de parler tout haut sa pensée. De même que les voix entendues avaient la fluidité d’harmonies irréelles, les objets que fixaient ses yeux dans la pénombre semblaient fuir sous le regard, les lignes flottaient, les verticales rigides des piliers avaient des sinuosités trem- blées, et toutes ces choses entrevues donnaient l’impression d’immobilités, reflétées dans les rides d’une eau. Soudain, un bruit plus distinct… On chuchotait à une petite distance, – là – dans le noir tout proche où se noyait le regard : et des pas frôlaient les dalles, avec des stationne- – 283 – ments sur place, de temps à autre… Pourquoi Jayme sentait- il son cœur heurter les cloisons de sa poitrine, à les briser ? Il prêta l’oreille… Rien ne se distinguait que les petits siffle- ments fréquents des conversations à voix basse… Puis il y eut une station prolongée, et les deux interlocu- teurs parurent ensuite se séparer… Des pas s’éloignèrent vers le fond de l’Église, tandis qu’une silhouette unique émergeait de l’ombre… C’était une femme… Elle passa len- tement, sans voir Raymond masqué par un pilier. Elle avait passé, – elle s’éloignait vers les portes, – quand Jayme mit un nom sur cette figure indistincte. C’était Jeanne Béziat. Maintenant qu’elle n’était plus là, Jayme l’évoquait nettement, dans une sorte de vision réflexe. Une figure de vierge, des cheveux d’or pâle débordant le cha- peau. Ainsi qu’un être apparu, elle passait, repassait devant les yeux hallucinés du jésuite, – la lueur de la veilleuse se jouant sur son front comme un feu follet. Elle passait, repassait… Et en même temps une pensée torturante envahissait Raymond. Qu’était-elle venue faire dans l’église, cette femme, si vraiment c’était elle ?… Avec qui parlait-elle, tout à l’heure, dans cette nuit où s’étaient perdus leurs chuchotements ? Être étrange, – presque hors nature, – qui hantait ainsi les temples et rôdait autour des saints pour les égarer !… Elle avait bien voulu le tenter, lui, Raymond Jayme. Elle avait fait pécher son enfant bien ai- mé… Venait-elle ici poursuivre son œuvre, et, une fois de plus, cherchait-elle à séduire un prêtre ?… La scène de l’escalier lui revint. — Mais quel rêve odieux fais-je donc là ? se dit le jésuite en arrêtant violemment sa pensée. Je ne l’ai pas même re- – 284 – connue, cette femme qui passait… C’est quelque pénitente attardée qui revenait du confessionnal… Je n’ai rien distin- gué, absolument rien… Par pitié, mon Dieu, ôtez-moi cette pensée. Mais la pensée revenait, et la vision… Au fond de la ba- silique, dans le chœur, on alluma des cierges à l’autel, pour un salut du saint-sacrement… Quelques rares fidèles entrè- rent, se dispersèrent dans les chaises de la nef centrale. Puis, le salut achevé, ce petit troupeau s’écoula, tandis qu’on étei- gnait les lumières. On allait fermer les portes. Jayme sortit. L’air était lourd et chaud au dehors ; mais pourtant, par intervalles, il soufflait de courtes brises. Le jésuite traversa vite la place, enfila la rue Valette, la rue des Carmes, franchit le boulevard Saint-Germain, et gagna le quai… Là, il rencon- trait, tandis qu’il hâtait le pas, ces couples à démarche lente, l’homme et la femme serrés l’un contre l’autre les mains en- trelacées… Et aussitôt une autre image de femme s’évoquait. Rentré dans sa chambre, il se sentit chanceler comme un homme saoul. L’émotion très violente, très inexplicable ressentie tout à l’heure, – cette chaleur de l’air secouée par des bouffées de vent, l’avaient grisé. Il s’étendit sur sa cou- chette, dans l’obscurité, et s’efforça de ressaisir le fil de ses idées… Il essaya d’analyser avec une rigueur mathématique les causes complexes de ce malaise indéfinissable qu’il res- sentait. Et, en regardant minutieusement en lui-même, il dé- couvrit que cette crise de l’âme, qu’il traversait, se préparait en un sourd travail depuis plusieurs jours. Il y a, dit-on, pour la femme qui va vieillir un moment critique, où beaucoup des plus honnêtes succombent, – où toutes ont au moins à – 285 – lutter. La vie du prêtre a une heure pareille. Jayme l’avait entendu dire autour de lui. Il l’avait lu dans la vie des con- fesseurs… De ces épreuves, les livres d’hagiologie ont par- fois des peintures effrayantes. Jayme se les rappelait… Il porta la main sur son front, froid de sueur, n’osant se de- mander si l’heure de la grande lutte avait sonné pour lui. Il songea que sa vie, jusque-là, avait été exempte de ten- tations. En se rappelant son enfance, au collège, il sourit à l’image évoquée de ce petit être, pur comme un lys mystique qu’il avait été, ignorant même la façon dont le mal se fai- sait… La fin des études classiques était venue, et Jayme était sorti du collège pour entrer au noviciat, après quelques jours de retraite… Et le noviciat l’avait encore spiritualisé, lui donnant le goût de l’humilité et de la mortification… Au juvénat seulement, à vingt ans passés, – il avait connu le mystère des sexes. Il l’avait connu logiquement, abstraite- ment, comme un point documentaire dans l’enseignement de ses maîtres. Et ces choses nouvelles n’avaient provoqué en lui aucun trouble, – seulement un élan de ferveur et d’admiration pour Celui qui, par un divin mécanisme, a permis à l’humanité de puiser en elle-même le principe de sa perpétuité. Ainsi, la maturité était venue, et sans effort, sans se- cousse, Raymond avait passé de l’innocence à la vertu. Con- fesseur de jeunes gens, il avait connu leurs misères ; son cœur, singulièrement tendre, – un vrai cœur de femme – avait souffert avec le cœur de ceux qu’il aimait, Témoin de ces drames intimes, il avait traversé la vie sans une pensée perverse, regardant en face les choses impures d’un regard que rien ne souillait. Quel mal l’ébranlait donc à présent, au point de lui donner les affres de la chute ?… Plus il s’examinait, mieux il se rendait compte que le malaise datait – 286 – du jour où une femme lui avait avoué qu’elle le désirait. En vain il avait essayé d’oublier. Le regard aigu de Jeanne, tan- dis qu’il la meurtrissait dans sa brutalité de saint, lui reve- nait, tout chargé de tendresse et de reproche. Oh ! ce n’était pas du regret, à coup sûr, mais une préoccupation obscure, énervante… Et voilà que l’émotion de tout à l’heure, au Pan- théon, avait fait déborder ce cœur trop plein !… Il l’avait revue, – elle, – l’ange pervers qui aimait l’ombre des sanctuaires, et dont les yeux s’arrêtaient de pré- férence sur les fronts consacrés… Dans cette œuvre mons- trueuse qu’elle semblait poursuivre, quel serait son succès ? Tous les tentés resteraient-ils intacts, comme il l’était resté lui-même ?… D’autres ne céderaient-ils pas, comme Aura- dou ? De quelle argile inférieure étaient-ils donc pétris, – ceux-ci, qui se laissaient séduire par une pression de main – par la couleur d’un regard ?… Jayme, torturé par cette pensée, se rejeta à terre ; il bai- gna d’eau ses tempes et son visage, ouvrit la large fenêtre, et s’accouda à l’appui, cherchant à distraire son âme par ses yeux. De cette haute chambre, la vue s’étendait en face, comme à l’infini, sur Paris. Au fond de l’horizon, c’étaient les hauteurs de Montmartre, un chapelet de points rougeâtres jalonnant une ligne noire. Puis, l’amoncellement des toits al- lait vers la Seine en s’abaissant par une déclivité qui, d’abord rapide, devenait vite insensible… Mer sombre, sous ce ciel sombre d’août, aux ternes étoiles… Çà et là, un large reflet – la vapeur lumineuse qui flotte au-dessus des points très éclairés – faisait une trouée dans l’étendue noire… Des tours, des dômes, des flèches d’églises, jaillissaient par places : et ces écueils de pierre, – 287 – confus à leur base, dessinaient nettement la partie haute de leur silhouette, celle qui se projetait sur le bleu foncé du ciel. En abaissant son regard, Jayme voyait ce flot vague s’arrêter, comme endigué brusquement par la ligne des fa- çades du quai des Orfèvres. De grandes bâtisses rectangu- laires, avec des pignons en triangle poussés au hasard sur la crête des toits… À leurs pieds, la Seine coulait, encaissée dans son lit de pierres : le pont de la Tournelle la franchissait en écharpe ; les arches, vues obliquement, avaient des profils d’ogives, plus noires que l’eau ; et le fleuve lui-même semblait un fleuve d’encre, avec de grandes touches de lumière, très es- pacées, au niveau des becs de gaz du quai… Mais, devant la Cité, cette eau sombre s’illuminait, transformée en une coulée d’or frissonnante, aux mille re- flets des places du Châtelet et de l’Hôtel de Ville. L’Hôtel de Ville se dressait dans un espace vide, pareil à un monument de craie, trop blanc dans un éclairement artificiel, avec des toits violets où s’accrochaient des échafaudages… Le Châtelet, lui, demeurait masqué par la pointe en proue de navire de la cité… Et Notre-Dame, debout sur ce prodigieux piédestal, ar- rêtait brusquement la vue de ce côté, sur la masse colossale de la nef et des tours, sur sa flèche en aiguille, sur l’ossature grêle, enchevêtrée, rayonnante, des arcs-boutants et des contre-forts… Jayme était venu s’accouder à l’appui de cette fenêtre, cherchant la fraîcheur, l’apaisement. Or, voilà que son émo- tion grandissait, élargie au spectacle de cette immensité ha- bitée. – Des milliers et des milliers d’êtres s’agitaient sous – 288 – cette immobilité des choses : des hommes innombrables, ayant comme lui un cœur et un cerveau. Il y avait des prêtres tels que lui, chargés des mêmes devoirs, liés par des vœux pareils. Combien de ceux-là pouvaient, ainsi que lui- même, se rendre témoignage d’avoir fidèlement conservé le dépôt confié de la chasteté sacerdotale ?… Combien gar- daient leurs yeux fixés sur le ciel obscur, derrière lequel s’illuminent les paradis promis ?… Combien ?… Oh misère ! Il y avait des prévaricateurs parmi ces prêtres… Il y en avait qui souillaient leurs robes… Rares, glorieusement rares, ceux-là – mais pourtant, il y en avait !… Cette ville colossale était propice aux crimes ignorés : elle gardait le secret des débauches… Les lumières, maintenant, s’étaient presque toutes éteintes aux fenêtres des maisons. C’était l’instant nuptial, – celui où la femme commence son œuvre. Pour quelques heures, c’était elle qui, de sa volonté, allait animer ce grand Paris. Le jésuite prêta l’oreille. Il lui semblait main- tenant que la ville couchée à ses pieds lui envoyait un halè- tement discontinu, – comme les soupirs inégaux poussés dans l’amour. Alors, il sentit sa poitrine se gonfler, son sang courir plus vite. Il eut envie de crier malédiction sur la cité, de lui jeter, comme Ézéchiel, comme Jérémie, des anathèmes d’une voix formidable, capable de l’évoquer de son sommeil… Mais soudain la lumière se fit en lui-même, et il entrevit le prin- cipe obscur de cette grande colère. Misérable condition hu- maine !… Ces êtres qui s’endormaient là vautrés dans leur vomissement, insoucieux de leur fornication, il leur portait une envie confuse, lui chaste – non pour la jouissance de leur crime, mais pour leur ignorance de brutes… Ceux-là vi- vaient paisibles dans leur ordure, à chaque envie qu’ils avaient, ils cédaient… Tandis que lui ne pouvait pas pécher, s’il l’eût voulu. Il sentait nettement que jamais il ne tombe- – 289 – rait ainsi… Comme l’autre jour, quand cette femme se pen- dait à lui, la tentation ne viendrait même pas, et quelque chose d’infranchissable se dresserait entre la faute et lui. La grâce, sans doute !… Ainsi, Dieu lui choisissait comme épreuve, non pas la tentation de mal faire, mais la rancœur soudaine de la per- fection conquise… Devenu ange, il regrettait un instant sa nature perdue d’homme… Il le comprit, et quittant la fe- nêtre, se prostra par terre, remerciant son maître de le traiter en serviteur élu. En même temps, il lui demandait de revêtir tous ses prêtres de ce vêtement de salut que l’Église, aux jours de Noël, demande pour eux : Sacerdotes tui induantur salutari… Qu’ils devinssent comme lui-même, glorieusement impuissants à pécher, et que ce fut la rançon de leur sacrifice originel. Comme il priait, sentant la paix redescendre délicieu- sement en lui-même, il entendit du bruit à la porte. Quelqu’un cherchait la serrure dans l’obscurité. Il alla ouvrir. — Est-ce vous, père Raymond ? — Oui, fit le jésuite qui reconnut la voix de Moriceau. — Vite, vite, venez. Nous avons retrouvé Jules, et Pierre est auprès de lui à le soigner. Jayme prit son chapeau et suivit le jeune homme. — Il est donc malade, demanda-t-il, très ému, se repro- chant déjà d’avoir, pendant les heures précédentes, presque oublié l’enfant pour songer à lui-même. — Malade ? fit Moriceau. Oh oui ! C’est affreux ! Presque fou. Il vous demande tout en délirant. J’ai envoyé – 290 – chercher le médecin des Postes, le docteur Garnier, celui qui l’a soigné à Pâques. Ils avaient gagné le quai, et couraient presque, échan- geant de rares paroles. — Où l’avez-vous retrouvé ? demanda Raymond. — Chez Lassoujade, parbleu ! Comment cette idée ne nous était-elle pas venue ?… Et il raconta, l’essoufflement de la course hachant son récit, comment il avait, le soir même, rencontré la grosse Adèle rue Cujas ; comment elle l’avait reconnu et arrêté… Toute pleurante, elle lui avait dit que Jules était chez eux depuis neuf jours, malade sans connaissance, disant des bê- tises qui n’avaient ni queue ni tête. Lassoujade avait voulu le fourrer à la porte, mais elle, cette fois, s’était regimbée. — Et Jeanne ? demanda le jésuite, la voix un peu trem- blante. Elle est avec lui ? — Non, dit Moriceau… Il l’appelle de temps en temps ; il ne sait pas où elle est. Jayme frissonna. Il était dit que son doute ne serait pas dissipé sur l’étrange vision du Panthéon. Déjà ils étaient rue Saint-Jacques. Lassoujade, debout sur le pas de sa porte, leur coula un regard de côté, tout en écartant sa pipe pour lancer un jet de salive. Mais il ne fit pas d’observation. Moriceau, quelques instants auparavant, l’avait calmé en lui disant que tous ses frais seraient payés et lui avait donné deux louis d’acompte. Le jésuite et son guide montèrent à la hâte l’escalier… On entendait une voix au timbre faussé, qui parlait, parlait… – 291 – — C’est ici, fit Moriceau. Ils poussèrent la porte. Il y avait du monde autour du lit. Jayme ne vit que son enfant, qui s’était retourné, comme il entrait. Sitôt que Jules aperçut le jésuite, il poussa ce seul cri : — Père Raymond !… Et il retomba sur le traversin, épuisé, les yeux clos. Le docteur Garnier, qui était debout au bas du lit, les mains ser- rant le barreau de fer, murmura : — Allons, voilà qui est fini pour le moment. L’accès est passé… Il profita de ce répit pour s’approcher et faire au malade une piqûre de morphine… L’enfant resta immobile, très pâle ; de grosses gouttes de sueur descendaient de son front sur ses joues. Il y eut quelques instants de silence. Le P. Raymond vint à côté de Pierre, et lui serra silen- cieusement une main. Puis il jeta les yeux autour de lui. Alors seulement, il vit l’étrange aspect de la chambre. Accoudée sur la table, la grosse Adèle, dans son éternel peignoir de flanelle blanche, sanglotait abondamment, dé- bordant de douleur, touchante et ridicule avec les secousses que ses sanglots donnaient à son énorme poitrine… Deux autres femmes, debout au fond de la chambre, avançaient curieusement le cou, pour voir le malade, à travers ceux qui entouraient le lit. Ces femmes étaient Clara, celle qui na- guère avait amené Auradou chez Lassoujade, et sa voisine de chambre, une Anaïs, maigriotte, les ongles à demi déta- – 292 – chés, tuberculeuse au dernier degré emplissant par moments la chambre de toux prolongées où il semblait qu’elle allait vomir ses poumons. Ces deux femmes avaient des cheveux à la chien et des figures bleues aux lumières. Elles étaient montées tout à l’heure, pendant la crise aiguë d’Auradou, lorsque Adèle, croyant qu’il allait passer, s’était précipitée en bas, affolée, appelant tous ceux qu’elle rencontrait. Adossés à la commode, le docteur Garnier et Moriceau causaient à voix basse. — Comment appelez-vous cette maladie-là ? demanda le jeune homme. — Oh ! fit le médecin, le principe du mal est dans une diathèse générale. Vous savez comme moi l’histoire de cet enfant, n’est-ce pas ?… La mère, très faible d’esprit, très dé- vote ; – tendance à la monomanie religieuse… C’est ce qu’on m’a raconté, du moins… Les deux fils héritent de cette ten- dance ; mais ici se dessine l’influence paternelle, différente pour chacun des deux. Le père de l’aîné est un paysan : quelque être primitif, dur au mal, ayant des conceptions élémentaires. L’autre – l’inconnu – est un voyageur de com- merce, – quelque déclassé. Il a une disposition aux aberra- tions sexuelles : le viol d’une femme âgée le prouve assez. Ces dispositions congénitales de l’enfant, les secousses im- prévues de sa vie les exaspèrent. Une vraie folie priapique succède chez lui à une continence exagérée… À Pâques, il tombe malade. Je soupçonne une tumeur au cerveau, mais, n’étant point sûr, je me tais. Maintenant le doute n’est plus possible. — La science est belle, fit Moriceau. Et ce mal que vous connaissez, jusque dans ses causes lointaines, comment le combattrez-vous ? – 293 – — Il faudra, reprit Garnier, ramener le malade dans son pays dès que l’apaisement commencera à se produire. Dans le milieu natal, sa vie pourra se prolonger un peu de temps. Mais les facultés iront s’affaiblissant chaque jour, l’ouïe, la vue, et ce qui reste de raison. — Et vous ne connaissez pas de remède ? — Non, répondit le docteur. Il n’y en a pas. Le jeune homme haussa les épaules. — Allons ! fit-il, nous sommes toujours au temps de Macbeth, et il faut, comme il disait, jeter la médecine aux chiens ! Lui aussi, comme Jayme et les femmes, sentait des larmes lui monter aux yeux, à voir cet enfant s’en aller ainsi plein de jeunesse. Depuis quelques instants, le malade avait des secousses par tout le corps. Tout d’un coup, il rouvrit les yeux, se dres- sa sur son séant, le regard effaré : — Mon Dieu ! mon Dieu ! fit-il, ayez pitié de moi ! Je suis un misérable et un lâche. Puis, après une pause : — Si !… si !… je veux !… Donne ta bouche… Oh ! Jeanne !… je veux ! Une voix répondit, celle de Lassoujade, qui était entré sans qu’on y prît garde, sa pipe éteinte aux lèvres. — Oh ! fit-il, de ça, n’en faut plus !… Nous n’avons que trop fait joujou avec ces choses-là… Et, pour lorss, mon gros, n’y a plus d’amour ! – 294 – Et la phrase, dans sa cruauté cynique, tomba par terre sans que personne songeât à la relever, sans même qu’elle parût choquante, – tant la scène elle-même était à la fois touchante et grotesque, – dans ce cadre immonde où les soutanes frôlaient la jupe crottée des filles, où les gros san- glots d’Adèle semblaient par instant des rires étouffés, tandis que, par la porte entr’ouverte, venaient d’en bas l’écho des refrains obscènes et le bruit mat des carambolages… * * * … Quand le chanvre est poussé, que les tiges sont fortes et hautes, on l’arrache au pied, on enlève l’épiderme exté- rieur, et, durant un jour, on le laisse étendu à terre, dans le champ où il est venu. Puis on en fait des bottes qu’on lie for- tement et qu’on plonge dans l’eau courante. La sève dégor- gée laisse à nu les filaments ligneux. Cela s’appelle le rouis- sage. En pays de Garonne, on fait rouir le chanvre à la fin d’août ou aux premiers jours de septembre. Pendant deux semaines ou trois, le parfum amer de cette sève dissoute im- prègne l’air. Des femmes, les jupes relevées, les jambes nues, travaillent des journées entières, la sueur au visage, à retirer de l’eau les paquets de chanvre roui. Ce n’est pas encore le crépuscule de l’année, mais déjà, ce n’en est plus le midi. Une vapeur ténue voile le bleu du ciel, devenu moins bleu. Les horizons gris éclaircissent leurs nuances ; les verdures n’ont plus leurs teintes noires ; les aubiers grisonnent comme des chevelures, et les peupliers, quand les brises aromatiques de l’automne ploient leurs sil- houettes parallèles, montrent l’envers blanchi de leurs feuilles. Maintenant que les premières fraîcheurs de septembre faisaient les après-midi délicieuses, Jayme et Pierre ame- – 295 – naient chaque soir leur malade au bout de l’île de Saint- Sébastien, le soutenant un peu le long du sentier, car il mar- chait difficilement. Ils l’avaient ramené vers la fin du mois précédent, quand son mal aigu avait subitement fait place à un affaissement complet où tout semblait sombrer, – même la puissance de souffrir. L’île, qui avait prêté ses solitudes aux premières extases religieuses de l’enfant, puis aux amours du jeune homme, les rouvrait maintenant, – pareillement mystérieuses, – pour abriter sa déchéance… Les deux prêtres amenaient Auradou doucement jusqu’au bout du grand croissant de verdure, au coin paisible de la pointe de Rébéqué, où le Lot et la Ga- ronne, se rejoignant, semblent élargir l’horizon à l’infini. Souvent, ils s’asseyaient sur un talus vêtu d’herbe rousse, et, se mettant un peu à l’écart, se parlaient bas. Jules les appelait de temps à autre, riant très haut, pour regarder quelque chose qui l’avait frappé, une branche flottant sur l’eau, un oiseau, un papillon… rien. Eux n’avaient plus d’illusion, maintenant, sur l’issue prochaine. Ils savaient que chaque jour emportait un peu de leur enfant ; l’ouïe était presque détruite, la vue se troublait, la raison n’existait plus. Pourtant Jayme, révolté contre la destinée, priait encore pour la guérison. Il demandait à Dieu ce miracle dans des prières presque farouches, offrant en échange sa vie, sa rai- son à lui. Pierre, une fois les premières émotions passées, était redevenu impassible : il avait dit, à son ami, ces mots sublimes de cruauté chrétienne : – Vois-tu, c’est mieux ainsi. Dieu n’a pas voulu de l’expiation, comme je l’avais préparée. Qu’importe !… Le mal de notre enfant affranchit tout de même deux âmes. – 296 – Un jour, comme ils arrivaient au bout de l’île, à l’heure accoutumée, ils virent la Garonne toute blanche, – blanche comme si on eût étendu entre les deux rives un voile blanc de mousseline. C’était une journée d’éphémères, comme l’on dit là-bas, quand des milliards et des milliards de ces in- sectes s’abattent sur le fleuve et le transforment, pour un jour, en un fleuve de neige. Les trois hommes s’étaient arrêtés et contemplaient ce paysage blanc, féeriquement blanc : la Garonne roulant ses flots de neige, le ciel pâle, la houle blanchâtre des aubiers, les peupliers inclinant leurs faîtes symétriques, pareils à des palmes blanchissantes… Comme ils étaient tout près de l’eau, des insectes blancs les frôlaient de temps à autre. Sou- vent il en volait deux ensemble, leurs corps sveltes unis, – comme un seul insecte à deux couples d’ailes… Jayme et Pierre, en regardant leur enfant, virent qu’il pleurait… Eux aussi, même l’aîné, se sentaient les paupières gonflées, car une pensée commune leur était venue qu’ils ne se dirent point… ils se serrèrent silencieusement la main et s’approchèrent de Jules pour le consoler… Mais déjà la tristesse s’envolait de ce visage d’enfant. Subitement il se mit à rire, battit des mains, et embrassant d’un geste circulaire l’horizon immense : — Tout blanc ! murmura-t-il… Blanc !… Tout blanc !… Ses yeux élargis suivaient au vol les blancheurs ailées, – myriades d’êtres symboliques dont la vie dure le temps d’aimer !… FIN À propos de cette édition électronique Texte libre de droits. 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